Depuis Six Feet Under, on savait qu'un croque-mort n'a pas toujours l'air d'un sac d'os repêché dans un fût de formol, et qu'il peut même être une femme. Depuis Caitlin Doughty, on sait que cette femme peut avoir de l'humour (noir, évidemment) et tenir du croisement entre Morticia Addams et Bettie Page.
Pour une nettoyeuse professionnelle de cadavres, Caitlin Doughty, 30 ans et déjà sept années de métier, respire l'équilibre et la santé. Grande, plantureuse, pimpante, épaisse frange brune, sourire californien, il n'y a pas à dire, elle glamourise le métier. Toute de noir vêtue, mais ça n'a rien de gothique, «c'est juste parce que ça affine».
Elle arrive de Los Angeles, après un crochet par Londres. Son seul jour libre à Paris, elle le passera à visiter les catacombes et le Père-Lachaise, what else ? Où qu'elle aille, Caitlin Doughty n'a d'yeux que pour la mort et toutes choses afférentes. Un vrai radar ad mortem. En attestent les photos qu'elle poste au fil de ses pérégrinations : stèles mortuaires bulgares du XVIe, vanités baroques, bijoux en ossements humains. Elle anticipe l'étiquetage «timbrée flippante» : «Il n'y a rien de bizarre ou de malsain là-dedans. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas seulement les corps. C'est l'histoire, l'anthropologie, la psychologie, l'art, la philosophie… la mort traverse tout ça.»
Converser avec Caitlin Doughty, c’est parler pendant une heure incinération, cadavres en état de décomposition avancée, industrie de l’embaumement, empreinte carbone des crématoriums et cannibalisme mortuaire chez les tribus amazoniennes, sans que ça ne donne une seconde envie de se pendre. C’en est même étonnamment revivifiant.
Cette fille bien vivante a une approche à la fois érudite, directe, drôle et militante de la mort. D'où son petit succès sur YouTube. Dans ses courtes vidéos Ask a Mortician («demande au croque-mort»), elle répond avec allant à toutes les questions qu'on ne pose généralement pas tout haut le jour de l'enterrement de son père. Un cercueil peut-il exploser ? Réponse : ça peut arriver. Sont-ce vraiment les cendres de ma mère dans cette urne ? A priori oui, mais il peut y avoir aussi des cendres du voisin de crémation. La taxidermie humaine, bonne ou mauvaise idée ? Mauvaise. Quand et comment parler de la mort à son enfant ? Tôt et plutôt deux fois qu'une. Et autres interrogations funéraires. En écho, elle a publié un livre, traduit en français ce mois-ci, récit de son apprentissage et de ses réflexions de croque-mort, lesquelles à la lecture dépassent l'anecdote de chambre froide. Sa fascination macabre remonte à l'année de ses 8 ans. Elle vit alors à Hawaï, avec son père prof d'histoire et sa mère dans l'immobilier. Un jour, la famille est en virée au centre commercial quand une petite fille fait une chute mortelle sous leurs yeux. Traumatisme fondateur, memento mori. Des années durant, elle entendra le bruit du corps heurtant le sol. Et imaginera, pour elle-même, mille façons de passer de vie à trépas. «J'ai tout à coup pris conscience de la mort, de sa soudaineté. Enfant, je n'avais pas été préparée à ça.»
Personne ne s'étonne vraiment quand, étudiante en histoire médiévale à San Francisco, elle finit par se faire engager, à 22 ans, dans un crématorium. Elle apprend sur le tas : préparer un corps, le raser, fermer les paupières raidies, régler la température de l'incinérateur, vider les cendres sans (s')en mettre partout, parler aux familles. C'est ce qui la différencie du vulgaire thanatophile collectionneur de bestioles empaillées. Elle, elle met les mains dedans. En plein dans les viscères. Elle porte et nettoie les corps, vieux, enfants, gros, maigres, beaux, laids, tous ceux que la mort dans son grand arbitraire charrie jusqu'à elle. Elle le fait sans dégoût ni fascination morbide, juste parce que c'est ce qu'elle aime faire. La mort l'épanouit, l'apaise. Elle dit que «les morts permettent aux vivants de garder les pieds sur terre». Etre confrontée quotidiennement à la mort, «au début ça rend tout plus intense : la tristesse l'est plus encore, la joie est euphorie. Avec le temps, j'ai développé une approche plus, disons, bouddhiste : savoir ne pas trop s'attacher aux gens, ni aux choses.»
Ses parents (toujours vivants) se sont fait une raison. Moyennement rémunérateur, son métier fascine plus qu'il ne repousse. «Les gens me posent un tas de questions. Ce n'est pas étonnant, tant la mort est devenue taboue dans nos sociétés. Il y a énormément de désinformation.» C'est son grand combat : sortir la mort du milieu strictement médical, la ramener à la maison, la réhumaniser. «L'industrie funéraire a développé des tactiques pour tenir les familles à distance, soi-disant pour les protéger. Résultat, les gens sont totalement démunis face aux entrepreneurs funéraires qui, de leur côté, ont tout intérêt au statu quo. On en est arrivé à une situation de déni total de la mort, sans précédent dans l'histoire des civilisations.»
Ce que dit en substance Caitlin Doughty, c'est «on va tous mourir et, pas de chance, il n'y a rien après. Autant faire face, et en discuter». Elle a fondé un cercle de réflexion autour du «mieux mourir», The Order of The Good Death («l'ordre de la bonne mort»). S'y retrouvent des professionnels des pompes funèbres, des historiens, des anthropologues, des artistes, des écrivains, qui échangent en ligne et lors de «salons de la mort». Elle y a d'ailleurs rencontré son boyfriend, un illustrateur «un peu branché macabre». The Order prône le retour à une mort plus naturelle, plus familiale, plus intime. Veiller ses morts, ou autoriser les bûchers en plein air. Grand sourire : «On l'a fait pendant des siècles, ça n'a rien de scandaleux.» Athée, elle reconnaît à la religion d'avoir su ritualiser la mort. «On ne peut pas vivre sans aucune relation à notre mortalité. Ça devient urgent de trouver une façon laïque de s'adresser à la mort.»
Son côté Blanche-Neige au pays de la mort bio en heurte quelques-uns, en excite d'autres. «Je me prends pas mal de commentaires sur les réseaux sociaux. J'imagine que ça fait partie du jeu. J'assume. Ce que je fais, c'est aussi un engagement féministe. Au fond, il s'agit de reprendre contrôle de son corps, qu'il soit vivant ou mort.» Elle ouvrira, à l'été, sa propre société de services funéraires à Los Angeles. «Ce sera un espace ouvert, où les familles pourront s'impliquer, dans un cadre serein et lumineux ; surtout pas un entrepôt industriel.»
Et si elle mourait demain ? Elle aimerait qu'on laisse sa dépouille à même le sol, si possible dans un endroit arboré. Comme ce n'est pas bien légal de laisser traîner les corps, et qu'ils pourrissent dans les bois, elle se contentera d'être enterrée, le plus naturellement possible, et bon appétit les petits vers. «Après tout, je mange des animaux. Qu'ils me mangent à leur tour ne serait qu'un juste retour des choses. C'est le cycle de la vie.» Sur ce, celle qui va mourir nous salue, elle a un cimetière à visiter.
En 4 dates
1984 Naissance à Hawaï. 2006 Premier travail dans un crématorium à San Francisco. 2011 Début de Ask a Mortician sur YouTube et fondation de The Order of The Good Death. Avril 2015 Chroniques de mon crématorium (Payot).