Le fond de l’air est encore frais, mais plus assez pour maintenir les coulées blanches qui disparaîtront bientôt des massifs alentours. C’est le printemps à Seyne-les-Alpes et, dans le grand champ face au parking de l’Intermarché, seuls quelques oiseaux piailleurs s’opposent au silence. Il y a un mois à peine, le tapage des pales d’hélicoptères occupait tout l’espace. C’est depuis ce terrain que les secours s’envolaient vers la montagne voisine, derrière le col de Mariaud, là où, le 24 mars en fin de matinée, l’A320 de la Germanwings s’est écrasé.
Les jours qui suivirent, Pascal, le gérant du supermarché, a vu défiler gendarmes et militaires, des centaines de journalistes, des ministres français, allemands et espagnols et même le président de la République. «Ces choses-là, normalement, on ne les voit qu'à la télé. Là, c'était chez nous…» Pour répondre à l'urgence, son équipe s'est démenée : ouverture à 7 heures pour la pause-café des secouristes, fermeture retardée jusqu'à ce qu'il n'y ait plus personne dans les rayons. «C'est nettement plus calme depuis quinze jours», concède le jeune homme. Depuis une dizaine de jours, les journalistes - plus de 300 juste après le crash - sont partis. Pareil pour les équipes d'intervention qui quadrillaient le périmètre. Seuls quelques gendarmes ont été maintenus pour garder les accès au site. Sinon, au village, continuent à se succéder des proches des victimes. Les habitants redoutent à présent l'afflux de curieux. «On a peur que des gens débarquent avec des poêles pour gratter la terre et chercher des débris de l'avion, souligne Pascal. Et puis on ne voudrait pas que nos montagnes ne soient associées qu'au crash, un peu comme le mont Sainte-Odile», dans le Bas-Rhin, marqué par la catastrophe aérienne de 1992.
Déblayage. Nadège, sa voisine de caisse, confie qu'elle «ne regarde plus la montagne de la même façon». Pour cette mère de famille, il a aussi fallu rassurer ses deux filles scolarisées au Vernet, la commune la plus proche de la zone du crash. «Elles ont beaucoup parlé de la catastrophe en classe», relève-t-elle. Difficile de faire autrement : l'école, qui accueille 9 élèves, est située en marge du village, face au terrain où, juste après le drame, les autorités ont installé une stèle en mémoire des victimes. Pour éviter qu'ils ne croisent chaque jour les familles endeuillées, la mairie a déplacé provisoirement les enfants dans le centre du village. Le bâtiment de l'école est désormais occupé par une équipe de la Lufthansa venue encadrer les opérations de déblayage des débris de l'avion et organiser les déplacements des familles de victimes. Depuis la catastrophe, environ 600 personnes sont venues se recueillir au Vernet.
Près de la stèle, une chapelle ardente a été aménagée, dans un local de l'hôtel-restaurant l'Inattendu. Il y a un mois, Teddy Bartoli, le gérant de l'établissement, et son épouse Christelle ont tout lâché pour se rendre disponibles, allant jusqu'à fermer leur second restaurant du Luberon, où ils résident à l'année avec leurs enfants. «Une logistique folle, souffle Christelle, qui n'a pas beaucoup dormi depuis. Je ne sais même plus quel jour on est.» Mais pas question de lâcher son poste. «Je travaille de 5 à 23 heures, impossible de demander à un employé une telle plage horaire. Et puis c'est mon rôle, je fais un peu la maman.» D'ailleurs, c'est comme ça que l'ont surnommée les novices de l'équipe de déblayage qui ont remplacé les journalistes dans l'hôtel. Depuis lundi, le couple accueille également les familles des victimes pour le déjeuner.
L'après-midi, Jean-Louis Bietrix prend le relais. Ce gendarme à la retraite, aujourd'hui guide de montagne, est l'un des nombreux habitants à avoir proposé bénévolement ses services. Son rôle : organiser une balade pour rapprocher les familles du site du crash, toujours inaccessible. «Elles n'ont pas encore récupéré le corps de leur proche, rappelle-t-il. Cette promenade leur permet de se raccrocher à quelque chose.» Le parcours du guide longe la rivière, au pied de la montagne. «Je leur montre les fleurs, on écoute les oiseaux… Peu à peu, ils posent des questions, un peu comme s'ils s'appropriaient les lieux.»
Mélèzes. La marche se prolonge jusqu'au barrage des gendarmes qui surveillent les accès au site. «Ça les ramène à la réalité. Je leur parle alors de là-haut. Je dis que c'est un endroit paisible, que l'été, il y a des vaches, des moutons. Cette montagne, elle est vivante.» En fin de parcours, Jean-Louis ramène les familles sur une butte d'où l'on aperçoit le col de Mariaud. C'est là-bas, au milieu des mélèzes, que devrait être érigée la stèle en mémoire des victimes. François Balique, le maire du Vernet et son homologue de Prads-Haute-Bléone, le village situé de l'autre côté de la zone de crash, y travaillent activement. «L'idéal serait d'avoir une chapelle ardente complètement vitrée pour pouvoir se recueillir face à la montagne», résume François Balique. Le tout «de la manière la plus sobre et la plus intégrée au paysage», précise l'élu, qui voudrait créer un «espace de silence» autour du col.
Déjà, la chasse a été interdite. Et si la route créée pour accéder au site va être goudronnée, seuls quelques véhicules pourront l'emprunter. D'autres chemins pédestres seront ouverts, et c'est Jean-Louis, le guide, qui a été mandaté pour déterminer les itinéraires : «Le site se prête au recueillement. D'ailleurs, il y a des stèles un peu partout en montagne, plein de petites plaques. C'est la mentalité des gens de montagne, on aura toujours une pensée pour les victimes. Et ça, c'est rassurant pour les familles.» Plusieurs d'entre elles ont déjà prévu de revenir cet été.
Afin de les accueillir au mieux, les deux communes vont réunir ensemble leur conseil municipal, le 29 mai. L'enjeu est important pour une vallée plutôt habituée à un tourisme modéré, familial. Les élus voudraient surtout éviter tout commerce de curiosité. «On ne veut pas voir d'argent, insiste François Balique. On était pauvre avant, on le restera après. J'espère que mes administrés continueront à être à la hauteur. Il faut aussi penser aux générations futures : certains parents de victimes ont des enfants qui, à leur tour, voudront venir. Il faudra faire un travail de pédagogie avec les jeunes.»
Dépollution. Si les municipalités espèrent être prêtes pour cet été, l'accès au site dépendra de l'avancée des opérations de dépollution. Il faut encore nettoyer les 4 tonnes de kérosène et d'huile qui ont imprégné le sol. Ce n'est qu'après que la stèle pourra être construite et la chapelle ardente de l'Inattendu déplacée là-haut, libérant la petite pièce de Christelle et Teddy. Avant le drame, ils avaient prévu d'y installer un espace bien-être. «Mais comment voulez-vous faire un spa ici après tout ça, dit Christelle, étranglée par l'émotion. C'est trop dur…» Son mari tempère : «Il faut laisser du temps. Pour l'instant, on va tout faire dans l'intérêt des familles. Mais nous aussi, il va falloir qu'on apprenne à vivre avec.»