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Libération
Reportage

Clacton-on-Sea, l’amer pour seul horizon

Les habitants de cette station balnéaire populaire à la dérive devraient reconduire leur député Ukip, sur fond de désespérance et de ressentiment contre Londres.
A Clacton-on-Sea, où 42% de la population est âgée de plus de 65 ans. (Photo Manuel Vasquez)
publié le 6 mai 2015 à 19h46

Sa pinte, Eric l'apprécie dans un verre cintré, pas évasé. «Tu me la donnes comme ça, ondule-t-il de la main, en avisant la serveuse. Ici, on aime les longues, on est exigeant.» La jeune femme, en chemise rayée, ignore le sous-entendu et s'exécute. Ce dernier jeudi d'avril, le Moon and Starfish, le pub local, grouille de monde alors que l'après-midi est à peine entamée. «Clacton est une ville du bord de mer. Ils nous envoient ici tous les déchets de Londres, les vieux sans un sou, les drogués au chômage, tous les paumés, ils les déménagent sur la côte, parce qu'ils ne peuvent pas aller plus loin. Mais cela ne nous fait aucun bien», assure Eric, 42 ans. Et lui, d'où vient-il ? «De Londres, il y a trois ans», répond-il. Son job ? «Jardinier», lâche-t-il, après un instant d'hésitation alcoolique. Dave, 25 ans, boxeur amateur à la gueule d'ange cassée, a une idée pour son avenir : «Vendre de la drogue, c'est défiscalisé», balance-t-il en soulevant son bras tatoué d'un «Mum».

Poussette. Clacton-on-Sea, dernière station avant la mer. Où l'on échoue quand on a échoué ailleurs. Au mieux, on y passe une journée en touriste pour admirer sa plage et sa jetée, large comme un boulevard et couverte d'attractions foraines, ou jouer aux machines à sous qui clignotent dans des effluves de fish and chips. Au loin, une cinquantaine d'éoliennes, plantées dans les flots, hachent l'horizon en cadence. «C'est le charme simple de l'Angleterre populaire, pour Christine, la patronne du Sandrock, un charmant bed and breakfast. Et puis dans l'Essex le temps est plus sec. Les Anglais disent que les filles y sont faciles, et que ses habitants portent des tracksuits.» Dans la rue principale, le survêtement informe est, effectivement, de mise, habillant des corps pour la plupart déformés par l'alcool et la malnutrition.

On remarque aussi un grand nombre de très jeunes mères avec chignon et nez pointu, moulées dans des bodies et poussant des bébés replets dans leur poussette. «Ici on procrée, on procrée. A 16 ans, quand on veut partir de chez ses parents, c'est le seul moyen pour toucher les allocs et avoir un logement social, poursuit Christine. Il y a une concentration de familles au chômage depuis trois générations. D'où le surnom de Clacton-on-Poverty.» Avec Blackpool et Bournemouth, Clacton était le lieu de villégiature de la working class dans les années 60. Mais l'âge d'or est depuis longtemps révolu.

«En 1983, on a perdu beaucoup d'emplois avec la fermeture du village vacances de Butlins. Et puis, il y a eu les séjours en Espagne ou au Portugal pour 150 livres [200 euros] avec Ryanair et Easyjet», résume Jacky Steers, qui gère le centre social de Jaywick, ce faubourg séparé du centre par une lande, qui a été officiellement déclaré le plus pauvre du Royaume-Uni. «Clacton est une ville glorieuse», s'enflamme pourtant Douglas Carswell, 44 ans, grand dégingandé au menton en galoche et au regard perçant. Elu premier député Ukip du parlement, il y a à peine cinq mois, lors de sa défection du parti conservateur, il devrait retrouver son siège ce jeudi. «La première chose à dire aux lecteurs intellos de gauche de Libération, c'est que nous ne sommes pas des poujadistes», martèle-t-il à propos du parti xénophobe et europhobe de Nigel Farage. Sans convaincre ni se convaincre lui-même, ses tracts mentionnant à peine l'Ukip. Pas à une contradiction près, Carswell se dit pour le «laisser-faire», mais attend de l'Etat qu'il investisse plusieur milliards pour moderniser la ligne de chemin de fer qui dessert sa ville. «Dans les années 50, le train de Londres était plus rapide que celui d'aujourd'hui, qui met plus d'une heure trente pour faire 100 kilomètres. C'est une explication, pas une excuse. Clacton doit se réinventer», dit-il.

Qui voudrait habiter ici, sinon ceux qui y sont nés et n'ont pas l'ambition, l'éducation ou les moyens d'en partir ? Ceux qui n'ont plus les subsides pour subsister ailleurs, les laissés-pour-compte de la mondialisation triomphante de la mégapole londonienne ? Ou ceux qui viennent y passer leur retraite, parce qu'on peut s'y loger à prix modique ? «Certaines des maisons victoriennes ont été converties en unités de six appartements par des proprios qui les louent 50 livres la semaine, ça attire beaucoup», explique Terry, le taxi.

Saucisses. Dans le centre, on croise une foule de personnes âgées branlantes sur leur canne, assises sur des bancs. Ou dévalant à 8 miles/h (13 km/h) les trottoirs sur leurs drôles de scooters électriques, aussi dangereux que silencieux. «C'est vrai qu'il y en a des dizaines. A Clacton, 42% de la population a plus de 65 ans», explique Tim Young, le candidat du Labour. Dans cet ex-fief de gauche, il ne devrait arriver qu'en troisième position. «97% des gens sont issus de la classe ouvrière blanche et britannique, il n'y a aucun problème d'immigration ici. C'est ironique et frustrant, mais beaucoup votent Ukip au lieu de socialiste ! s'exclame ce quinquagénaire, aussi débonnaire que désolé. Ils sont tellement désillusionnés par les partis traditionnels, qu'ils trouvent du réconfort dans cette propagande populiste. Si l'immigration est un sujet pour eux, c'est parce qu'ils ne reconnaissent plus dans le Londres cosmopolite et multiculturel, la ville dans laquelle ils ont grandi.»

C'est le cas de Brian, le jardinier, toujours accoudé au bar du Moon and Starfish. «Je suis Ukip à fond. Farage dit la vérité, sans foutaises. Bruxelles veut gérer notre pays. Et il y a beaucoup trop d'étrangers», lâche-t-il. Ici, la seule diversité ethnique apparente se trouve pourtant dans le menu de ce pub, racheté par une chaîne nationale, où les saucisses du Lincolnshire, à 5,99 livres, côtoient le chicken tikka masala à 6,99. Derrière son bar, Charlotte, 25 ans, la serveuse, explose : «Oh, j'ai envie de les étrangler. Beaucoup de gens ici sont stupides et ignorants. Ils ont le QI d'un sandwich au jambon. Farage est un bigot raciste. Ce n'est pas les immigrés qui sont à blâmer pour la crise, mais les banquiers.» La crise ici est dure, et dure. A Clacton, un enfant sur cinq vit dans la pauvreté, et le chômage, élevé, n'avait toujours pas reculé à la fin de l'année dernière, comme c'est le cas ailleurs.

Beaucoup d'habitants sont convaincus qu'il existe «un plan» des autorités pour leur envoyer les démunis de la capitale. Comme si la misère ne pouvait qu'attirer la misère. «C'est ce qu'on appelle l'immigration locale, venue de Londres. La population de Clacton augmente, tandis que les structures éducatives sanitaires et les aides sociales diminuent, ça ne peut pas marcher», se désole Jeff, 45 ans, ingénieur électronicien, au comptoir de son magasin. Paul Price, le directeur du conseil de l'arrondissement de Tendring (dont dépend la ville), est encore plus précis : «Les conseils d'arrondissement de Londres ont une obligation légale de loger leurs demandeurs. Mais comme ces derniers ne peuvent payer 2 000 livres de loyer mensuel, ils prennent en charge la caution, deux mois de loyer et le coût du déménagement à Clacton», explique-t-il. Déjà après la Seconde Guerre, des Londoniens, qui avaient eu leur logement bombardé, et des attaches familiales ou estivales dans le coin, étaient venus s'installer ici. Tim Young, le candidat du Labour, nie pourtant toute politique organisée de déménagement. «Il n'y a pas de déluge, puisque la population de la ville est stable. Ce dont nous avons besoin, c'est d'investissements pour attirer des emplois et former nos jeunes», argue-t-il. Indigné que le gouvernement conservateur ait, pour cause de coupes budgétaires, rien trouvé de mieux que de fermer les classes d'enseignement technique dans les deux lycées professionnels du cru.

Ruelles. Lors de l'élection de Douglas Carswell, toute la presse nationale a fondu sur la ville. Jaywick, avec ses allures de bidonville de bord de mer, a fait la une des médias qui se sont rués sur ses ruelles en terre, ses maisonnettes de vacances désormais habitées à l'année. «Rachetées 40 000 livres par des marchands de sommeil qui les louent 475 livres par mois», précise un de ses habitants. «Les journalistes de Londres étaient choqués parce qu'on n'a pas la 4G, mais ils sont dans une bulle. A Jaywick, les gens ne vivent pas dans une pauvreté crasse. C'est une communauté, ils ne sont pas malheureux», défend Chris Wilkin, reporter à la Clacton Gazette. Au 63, Brookland avenue, vit Chick, vieux jeune homme qui fut maître nageur. «Quand je suis arrivé, il y a vingt-trois ans, il y avait un pub, des commerces, des emplois. Ils ont tout laissé péricliter et fermer. Ensuite, ils disent qu'on est l'endroit le plus pourri d'Angleterre, mais est-ce qu'on peut appeler ça un quartier quand il n'y a rien ?»,s'indigne-t-il. Un vaste chantier de réhabilitation doit, enfin, débuter cet été, supervisé par le conseil de Tendring. En attendant, Chick promène son bull-terrier sur la plage, comme un terrain vague, devant la mer du Nord.