Pas question de réduire la glaçante provocation de Robert Ménard à une question de statistiques et de méthode. Mais son décompte des 64,6% d’enfants musulmans de Béziers pose malgré tout une question : l’affaire est-elle la preuve que les statistiques ethniques sont le meilleur moyen d’alimenter les préjugés racistes ? Ou bien la démonstration qu’il faut élargir la réglementation pour éviter les enquêtes «sauvages» ?
Les statistiques ethniques sont-elles interdites en France ?
En principe oui, en pratique non. La France bannit dans sa Constitution toute «distinction de race, de religion ou de croyance» entre citoyens. La loi relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés de 1978 interdit donc la collecte et le traitement de «données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses». Mais elle prévoit aussi des dérogations, que la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), étudie au cas par cas. Les chercheurs et les sondeurs peuvent demander l'autorisation d'ajouter des critères ethniques ou religieux dans leurs enquêtes. Elles leur sont accordées, ou non, en fonction de la finalité de l'étude, de l'institution qui la réalise, de l'accord des personnes sondées et de l'assurance que les données restent anonymes. Ainsi, depuis 1999, l'Insee et l'Ined prennent en compte la nationalité des parents (donc l'origine) dans leurs études. Certains chercheurs estiment qu'il ne faut pas rester aveugle à la couleur de peau, qui peut avoir des conséquences sur la vie quotidienne. Ils construisent alors parfois leurs propres statistiques ethnoraciales. Ainsi, dans son livre l'Ombre du monde, Didier Fassin a utilisé les prénoms et les photos de détenus pour mesurer le pourcentage de Noirs ou d'Arabes dans une maison d'arrêt d'Ile-de-France.
L’utilisation stigmatisante de ces chiffres par Robert Ménard prouve-t- elle le danger de ces statistiques ?
Généralisés, de tels chiffrages permettraient de connaître le nombre d’hommes d’origine algérienne ou roumaine dans les prisons. De lire les bilans de la délinquance dressés par la police à travers un prisme ethnique. Voir de calculer la réussite au bac en fonction de la couleur de peau, si on suit l’exemple britannique. On imagine les conclusions racistes qu’en tireraient certains essayistes ou politiques réactionnaires. Or, toutes ces données brutes ne veulent pas dire grand-chose si on ne les croise pas avec des données économiques et sociales. Ou si l’on ne prend pas en compte les discriminations au faciès - de la part des policiers ou de l’appareil judiciaire - qui amènent proportionnellement plus de Noirs et d’Arabes devant les tribunaux. Le risque d’instrumentalisation des statistiques ethniques existe : elles pourraient essentialiser et figer des catégories, des «races» qui n’existent que par construction sociale.
Mais laisser, comme à Béziers des idéologues d'extrême droite bricoler leur propre comptage est encore plus risqué, alertent les partisans des statistiques ethniques. «La polémique actuelle est très pédagogique, assure Patrick Simon, chercheur à l'Ined. Force est de constater que l'absence de statistiques ethniques n'empêche pas ceux qui stigmatisent les minorités ethnoraciales de jouer les apprentis sorciers, en évoquant des calculs plus ou moins illégaux tirés de données personnelles sensibles. Paradoxe : ceux qui veulent lutter contre ces discours, eux, sont privés d'informations fiables reposant sur des collectes encadrées !»
Si les chercheurs peuvent en user, pourquoi pas les maires ?
C'est la question posée par Robert Ménard, qui tente par ce biais de faire passer son abjecte stigmatisation des enfants musulmans pour un débat légitime sur les statistiques ethniques. Le Royaume-Uni a depuis longtemps permis à l'Etat de recourir aux classifications ethnoraciales : elle a introduit dès 1991 des données sur l'origine ethnique dans le recensement de sa population. En France, au contraire, «la loi est libérale aux fins de recherche, rappelait récemment le sociologue du CNRS Fabien Jobard à Libération. En revanche, elle est restrictive pour l'administration, par peur que l'Etat constitue et conserve des fichiers de données privées sensibles.» Le recensement français se contente de demander la nationalité d'origine d'un individu, en cas de naturalisation, mais pas celle de ses parents. «La Cnil fait une différence fondamentale entre les statistiques aux fins de recherche, pour mieux connaître la population, et les fichiers de gestion administrative qui, eux, pourraient avoir une incidence directe sur le sort des personnes», explique François Héran, sociologue et démographe. A chaque fois que des fichiers ethniques ont été découverts dans des offices HLM, ils ont été interdits. «En France, il n'existe pas de registre de population comme aux Pays-Bas, poursuit le chercheur. Un maire n'a donc même pas à sa disposition la liste complète des habitants de sa commune. L'abolition de ces registres a été l'une des premières lois votées à la Libération. Ils avaient permis la rafle du Vel-d'Hiv», rappelle François Héran.
Un maire a-t-il besoin de connaître l’origine des élèves de sa commune ?
Non. Mais il a besoin de savoir combien sa ville compte d'élèves pour les affecter dans les écoles de sa commune et, éventuellement, réclamer des ouvertures de classes au rectorat. Il faut aussi qu'il sache quelles familles ont des revenus inférieurs à certains plafonds de ressources pour leur appliquer des tarifs différenciés pour la cantine. Pour tout cela, les services éducation des villes tiennent un fichier des élèves, avec une déclaration à la Cnil. Il existe une base «élèves» au ministère de l'Education nationale, qui devrait théoriquement dispenser les villes de constituer leur propre fichier. Mais le système informatique sur lequel elle repose est ancien et souvent incompatible avec celui des communes. Parfois, les listes arrivent après la rentrée. D'où la constitution de fichiers par les villes. Mais aucune mention ne concerne l'origine ou la supposée religion des élèves. «Ménard n'a d'ailleurs sans doute pas constitué un fichier, juge un spécialiste des collectivités. S'il a pris un fichier existant et rajouté ses colonnes à lui, cela relèverait du pénal.»