C'est une petite voix au bout du fil, presque un souffle. «Je n'en peux plus», soupire Karine (le prénom a été modifié). Depuis plusieurs mois, son voisin la «traite de sale gouine». «A chaque fois que je sors de chez moi, il essaie de me cracher dessus», raconte-t-elle. La voix se brise par moments. Karine s'excuse. Puis demande : «Comment je peux faire pour m'en sortir ?»
Depuis 1994, tous les soirs, l'association SOS Homophobie assure un service d'écoute pour les victimes d'actes ou de discriminations «gayphobes, lesbophobes, biphobes ou transphobes». Un seul et unique numéro (1), anonyme, pour ceux et celles qui ont besoin d'aide. Ces témoignages servent de support pour établir le rapport annuel de l'association, rendu public aujourd'hui. Derrière le combiné, se relaient une cinquantaine d'«écoutants» bénévoles. «Il n'y a pas de profil type», explique François, membre de la commission «écoute». «Homos ou hétéros, de milieux sociaux différents, les écoutants partagent l'envie de répondre aux victimes de manière concrète et directe.» Chaque bénévole assure au moins deux permanences de deux heures par mois.
Mosaïque. Ce soir, c'est Magali, 34 ans, qui répond à Karine d'une voix douce. «Depuis combien de temps ça dure ? Qu'est ce que vous envisagez de faire ?», interroge-t-elle en prenant des notes. Elle lui demande des détails sur son histoire. Cherche des pistes. Mais surtout, la laisse s'exprimer, écoute ses silences. Sans jamais regarder sa montre. «Nous ne sommes pas un centre d'appel, explique-t-elle. Même si un témoignage peut nous paraître trop long ou qu'on doute de sa véracité, nous ne sommes pas là pour juger mais pour leur accorder un maximum de temps.»
Face à elle, scotché sur le mur, un tas de coordonnées d'autres associations, des numéros d'avocats… «Nous éclairons les appelants sur leurs possibilités, leurs recours, mais nous ne sommes ni juristes, ni psy, ni assistantes sociales. On ne peut pas savoir ce qui convient le mieux aux gens dans leur contexte», raconte Magali, trois années d'écoute au compteur. Chaque appel est unique, chaque situation est différente. Mais leur agrégation donne une mosaïque des violences, des discriminations, des humiliations quotidiennes que peuvent encore endurer les homosexuels, les lesbiennes et les personnes transsexuelles. Au travail, avec leurs voisins, dans leur famille…
Au téléphone, les écoutants sont les témoins indirects de cette homophobie désormais «banalisée», «insidieuse». «On s'en est vraiment rendu compte pendant les débats sur le mariage pour tous», raconte Elisabeth, cinq années d'écoute à son actif. «Quand on raccrochait, ça sonnait directement après», se souvient Magali. En 2013, l'association a compté un nombre de témoignages record. «Et ce n'est pas fini, soupire la jeune femme. Des maires refusent encore de marier des couples homos…»
Avant de décrocher seuls le téléphone, les aspirants écoutants doivent suivre une formation de neuf mois. Au programme ? Des modules sur le droit du travail, sur le droit civil, le droit pénal. Des cours de techniques d'écoute. Et, une fois confirmés, l'obligation d'assister à des groupes d'échanges en présence d'un psychologue toutes les six semaines. Pas toujours facile en effet d'être le réceptacle des souffrances. De gérer les appels d'ados mis à la porte par leurs parents, ou ceux de personnes qui confient leur envie de mourir. Les bénévoles font de l'écoute en moyenne pendant deux à quatre ans. Trop éprouvant ? «L'anonymat et le téléphone nous protègent, dit Elisabeth. Mais c'est aussi frustrant de n'avoir que notre écoute bienveillante à offrir à ces personnes, dans une détresse, un isolement terrible. Et de se dire qu'une fois qu'on va raccrocher, cette personne va rester dans sa situation.» Certains témoignages peuvent résonner avec l'histoire personnelle des écoutants. « Parfois on nous demande : "Est-ce que vous avez vécu cette situation ?" poursuit Elisabeth. On trouve une pirouette pour leur dire qu'on n'est pas là pour parler de nous.»
A la fin de chaque appel, les écoutants invitent les victimes à les recontacter, à leur donner des nouvelles, grâce au numéro qui leur est attribué. Mais pour Elisabeth, le plus «révoltant», c'est de constater que «l'arsenal juridique n'est pas toujours efficace et suffisant».
Si l'homophobie est une circonstance aggravante de certaines infractions et qu'elle est réprimée en tant qu'infraction spécifique, elle reste difficile à prouver. Le caractère homophobe d'une agression ou d'une injure n'est pas forcément retenu. Sur Internet, les sanctions pénales sont également peu appliquées en raison de la difficulté d'identifier l'auteur. «Il faut tout conserver, des captures d'écran, des messages enregistrés, recueillir des témoignages…» détaille François.
«Tête haute». Depuis cinq ans, l'association est habilitée à se porter partie civile auprès des victimes. La cellule de soutien juridique prend en charge une soixantaine de dossiers. «Nous la proposons aux personnes qui souhaitent sortir de l'anonymat et présenter un dossier pour pouvoir porter plainte.» Malgré tout, les écoutants constatent une «libération de la parole des victimes». «De plus en plus, les gens dénoncent ces violences et veulent faire valoir leurs droits», souligne François. Comme cet homme qui ne veut plus vivre avec cette «peur de sortir» de chez lui. Ou cet autre qui ne veut «plus laisser passer» les insultes homophobes, pour «avoir la tête haute». A la fin de son appel, Karine est «un peu soulagée». «Mais c'est encore brouillé dans ma tête.» Magali lui répond : «Vous êtes la victime, ne l'oubliez pas.»
(1) Ligne d'écoute anonyme : 01 48 06 42 41 du lundi au vendredi 18 h-22 h, samedi 14 h-16 h et dimanche 18 h-20 h.