Menu
Libération
TRIBUNE

La mixité sociale à l’école, idéal oublié

Collège, quelle réforme ?dossier
La France est le pays le plus injuste, celui où le milieu d’origine des élèves a le plus d’influence sur leur destin scolaire.
par Jean-Pierre Obin
publié le 11 mai 2015 à 20h26

Depuis Alain Savary et la création de l’éducation prioritaire, une même idée inspire les politiques éducatives : «Donner plus à ceux qui ont moins.» Cette stratégie redistributive se prévaut de deux principes complémentaires : la justice sociale et l’égalité des chances. Pour prendre une image, celle des courses de handicap, elle vise à rendre la compétition plus juste en rendant ses conditions moins inégales.

Or cette politique a échoué. Depuis plus de trente ans qu’elle est mise en œuvre, non seulement elle n’a pas permis de modifier les inégalités de résultats, mais les écarts entre les compétiteurs (les élèves) se sont creusés. La France est désormais le pays le plus injuste, celui où l’origine sociale des élèves a le plus d’influence sur leur destin scolaire. Du coup, ce sont les résultats d’ensemble de notre école qui se sont dégradés, et nos élites elles-mêmes ont été affaiblies par le rétrécissement social de leur vivier de recrutement. Une école moins juste est aussi moins performante.

On a incriminé successivement une carte des ZEP trop rigide, la coupure pédagogique entre l’école primaire et le collège, une gestion calamiteuse des ressources humaines faisant débuter les enseignants dans les postes les plus difficiles, les hésitations des politiques incitatives pour en attirer et en maintenir d’autres dans ces postes, une formation initiale déconnectée des réalités du métier, la «déshérence» de la formation continue, etc.

Il y a du vrai dans tout cela, mais si là n'était pas l'essentiel ? Si l'erreur provenait des principes mêmes qu'on s'obstine depuis 1982 à mettre en œuvre ? Et si, au lieu de se focaliser sur la ligne de départ (les «chances»), on se souciait d'étudier la ligne d'arrivée (les résultats) ? C'est ce qu'ont fait plusieurs études dont la célèbre Pisa : dégager les caractères d'une école plus juste (faisant réussir les moins fortunés) et plus efficace (améliorant la performance d'ensemble et permettant une élite plus nombreuse). Que l'observation se porte sur les classes, les établissements, les territoires ou les pays, la même conclusion s'est imposée : la mixité sociale est la condition d'une meilleure réussite des plus faibles et cette dernière entraîne de meilleurs résultats d'ensemble. La mixité sociale est donc la condition clé d'une école à la fois plus juste et plus performante. Et c'est précisément parce que la France a laissé filer cette mixité, qui n'a jamais vraiment été une priorité pour l'institution éducative, que les résultats de son école se sont tellement dégradés. Ainsi, des recherches récentes attestent que la libéralisation de la carte scolaire, le développement des «classes à thème» et les politiques concurrentielles ont eu des effets ségrégatifs notables sur le recrutement des établissements et la composition des classes, sans que la gestion des moyens ni celle des ressources humaines, ne jouent le moindre rôle régulateur. De plus, la mixité sociale est d'évidence la condition d'une éducation citoyenne et d'un apprentissage du vivre ensemble devenus aujourd'hui impérieux : comment donner sens aux valeurs de la République dans des établissements qu'on a laissé se ghettoïser ?

La condition de cette école à la fois citoyenne, juste et efficace est le progrès de la mixité sociale dans les établissements et dans les classes. Cette ambition n’est certes pas facile à réaliser, tant sont vigoureuses les logiques de l’entre-soi social que l’on a laissé se développer depuis des décennies. Mais la puissance publique n’est pas sans moyens.

Il faudrait réunir quatre conditions. La première et la plus cruciale est de supprimer les dispositifs pédagogiques favorisant les ségrégations internes et les concurrences entre établissements ; à cela il faut associer une politique intelligente d’affectation des élèves en réexaminant avec les collectivités les procédures de la «carte scolaire» ; il conviendrait aussi de former les enseignants aux pédagogies des classes hétérogènes ; enfin la répartition des moyens devrait viser à favoriser les progrès de la mixité sociale des classes et des établissements.

C’est ce qu’a entrepris avec courage la ministre de l’Education nationale, en butte à une campagne médiatique déchaînée par les conservateurs de tous poils, ceux qui ne cessent de critiquer le fonctionnement de l’école mais qui s’insurgent dès qu’on en touche le moindre bouton de guêtre.