A 101 ans, Marthe n'avait jamais vu le bleu immense de la mer Méditerranée. «J'ai mis seulement les pieds, parce qu'elle est fraîche. Et puis je ne sais pas nager !» Même si elle n'a pas enfilé son maillot de bain, Marthe goûte le moment suspendu de sa semaine de vacances à Grasse (Alpes-Maritimes) avec un groupe de 128 personnes dont 50 enfants, un séjour organisé fin avril par le réseau Vacances familiales-Combattre l'exclusion. «Le sable, le vent, l'odeur de la mer… je n'ai pas l'habitude», confie la centenaire, loin de son appartement de la banlieue parisienne.
citoyenneté. Habituellement, Marthe et les autres membres du groupe ne partent pas en vacances. Une situation qui concerne 40% des Français selon le Crédoc et que tente de combattre le réseau : tous les deux ans, il organise une semaine de vacances pour des non-partants. Tout a commencé avec l'adoption de la loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions votée en juillet 1998. «L'égal accès de tous, tout au long de la vie, à la culture, à la pratique sportive, aux vacances et aux loisirs constitue un objectif national. Il permet de garantir l'exercice effectif de la citoyenneté», énonce le texte. Une déclaration d'intention généreuse, mais dix-sept ans après son adoption, l'accès aux loisirs est encore loin d'être égal pour tous.
Même si son action est marginale comparé à l'ampleur de l'exclusion, le réseau, qui regroupe une dizaine d'associations, essaye, dans la limite de ses moyens, de rendre effectifs les objectifs inscrits dans la loi : favoriser les départs et permettre une mixité sociale pendant les vacances. «Les membres du réseau soutiennent des personnes aux profils très différents : des précaires, des seniors isolés, des handicapés, des migrants», détaille Jean-Pierre Bauve de l'association Destination Partage. Pour ce séjour à Grasse, les vacanciers «sont arrivés en train des quatre coins de France. La plupart des membres du groupe ne se connaissaient pas avant le séjour», souligne-t-il. Les vacances, c'est du dépaysement et des rencontres.
On retrouve Marthe à l'heure du déjeuner dans le réfectoire du village de vacances situé dans un écrin de verdure sur les hauteurs de Grasse, avec vue dégagée sur la mer, au loin. «Quand je rentrerai, je serai peut-être un peu moins vieille, commente-t-elle. Ici, je discute, je fais des rencontres et des sorties. Ça me pousse à être plus jeune dans ma tête.»
«Calme». A la table d'à côté, Sotheary grignote sur sa chaise haute. Cent ans séparent les deux vacancières. Le bébé est entouré d'un groupe de jeunes mères venues de Trappes, en région parisienne, et de Montluçon, en Auvergne, grâce au centre social de leur quartier et à ATD Quart-monde. Pendant une semaine, leur quotidien s'en trouve radicalement changé. «Ce calme, ça fait bizarre, mais c'est tellement bien, s'exclame Amandine, venue avec ses deux enfants. Hier, j'ai passé deux heures à bronzer au bord de la piscine.»
(Photo DR)
Les jeunes mères sirotent un jus de fruits en se remémorant les moments passés depuis le début de leur séjour. «Ce sont de vraies vacances et ça fait du bien au moral», «on avait vraiment besoin de se ressourcer». Ensemble, elles ont visité la plus grande parfumerie de Grasse, ont mangé un pan-bagnat sur la promenade des Anglais, ont étendu leur serviette sur les plages cannoises, ont observé avec leurs enfants les orques et les dauphins d'un parc aquatique. Des sorties inenvisageables sans l'aide financière du réseau.
Quand il n'est pas en vadrouille avec ses parents, Rayane profite de la piscine du centre de vacances. Au bord du bassin, le garçon de 7 ans court pour ne pas se faire éclabousser par ses copains sous le regard de son père. «Ça change des barres d'immeubles. Ici c'est soleil, mer et piscine», explique Omar, un magasinier originaire de Trappes, sans sortir de l'eau malgré sa fraîcheur. «Pour nous, c'est compliqué financièrement et je ne sais pas si on pourra partir cet été. Là au moins, je suis sûr que mes enfants sont heureux et qu'ils auront des choses à raconter en rentrant.» Omar, sa femme et leurs six enfants ont pu partir avec l'aide du centre social de leur quartier.
«Ce séjour a été financé à 65% par l'Agence nationale pour les chèques-vacances. Les associations règlent 10%. Le reste est à la charge des familles», détaille Jean-Pierre Bauve. Omar et les siens ont payé au total de leur poche 600 euros pour la semaine.
«Combat». Le premier obstacle au départ en vacances est incontestablement économique. Mais on retrouve également des non-partants dans des catégories sociales pas forcément défavorisées : les ruraux qui vivent dans un environnement où la culture des vacances est moins développée, les gens âgés victimes de leur isolement, les personnes en situation de handicap qui ne trouvent pas toujours des structures adaptées pour leur séjour, ou encore les immigrés qui sont déjà dans un pays d'accueil et pour lesquels partir, même pour des vacances, est plus difficile à envisager. «Je suis convaincu que les vacances jouent un rôle dans la cohésion sociale, souligne François Soulage, économiste et ancien président du Secours catholique. On crève du fait que des strates de la population ne peuvent plus se parler. Or, notre combat est de faire en sorte que nous appartenions tous à la même société. Les vacances ne sont pas une utopie mais une nécessité.» C'est un moment de rencontres et de mélange. Tout le contraire du repli et de l'exclusion qui empêchent d'aller de l'avant.
Comme en témoigne la famille Kaba. En 2010, Massa et Mohamed quittent la Guinée pour la France. Les deux adolescents rejoignent leur mère N'nagbe à Cachan (Val-de-Marne), qui gagne sa vie en faisant des ménages et des gardes d'enfants. Moins d'un an plus tard, la famille est intégrée dans un projet de départ. «Avant, je n'avais même pas pensé à partir en vacances. Dans ma tête, ce n'était pas possible», confie N'nagbe. S'offrir des vacances, beaucoup d'immigrés ne l'envisagent pas. «Ils n'étaient pas nombreux à vouloir faire ce séjour, explique Elisabeth Oïffer de l'association Aspire. Il y a pas mal de freins. Il faut notamment vaincre les peurs de la rencontre de l'autre et la confrontation à ses codes.»
Ce séjour à Grasse, c'est le troisième que font N'nagbe et ses enfants. Mohamed, 16 ans, pourrait parler pendant des heures des séjours auxquels il a participé. Pour lui, partir en vacances permet de «voir le monde autrement». Un point de vue que partage sa mère : «Je pense que mes enfants ont pu trouver leur place et s'intégrer plus facilement grâce aux vacances.»