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Libération
portrait

Ghislain Wattrelos. Vol(é)

MH370, deux ans de mystèredossier
Ce haut cadre a perdu sa femme et deux de ses enfants dans la disparition toujours inexpliquée du vol de Malaysia Airlines.
Ghyslain Wattrelos, en mars. (Photo Stéphane Remael)
publié le 12 mai 2015 à 18h16

Le 8 mars 2014, Ghislain Wattrelos a atterri à Pékin. Il y rejoignait sa femme et deux de ses trois enfants, partis eux quelques heures plus tôt de Kuala Lumpur. A la sortie passagers, l'attendait le consul de France. Il lui a dit que l'avion, où se trouvait sa famille, le vol MH370, avait «disparu».

Ghislain Wattrelos, 50 ans, directeur stratégique pour le groupe Lafarge, n’est rien de ce qu’on attend de lui. Du haut cadre à fort pouvoir et salaire, il n’a ni la condescendance affable, ni la poignée de main millimétrée, ni le smartphone omniprésent rappelant le rendez-vous d’avant et d’après. De la victime d’un des plus tristes sorts que peut réserver la vie, il n’a ni l’attente compassionnelle ni les digues brisées qui annihilent pudeur et charrient l’intime.

Il regarde dans les yeux, présent, posé. La douleur n'est pas en étendard, pas non plus cachée. Il est blond, bel homme, fait dix ans de moins que son âge. D'une voix douce, il dit qu'aujourd'hui, plus d'un an après, il en est exactement au même point. L'avion, et avec lui Laurence, Ambre, Hadrien, a «disparu». Pas de deuil, de corps, de boîte noire, de débris, de moindre petit signe ou «signal», de pourquoi ni comment. Dans l'histoire contemporaine de l'aviation, c'est sans équivalent.

Il en faut moins pour devenir fou. S'ajoutent les annonces kafkaïennes des autorités malaisiennes. D'abord, trois jours de recherche dans le golfe de Thaïlande, à l'Est. Puis, le pays admet que ses radars ont vu l'avion faire demi-tour vers l'Ouest, à l'opposé de cette zone. Pourquoi avoir cherché au mauvais endroit en connaissance de cause ? Une semaine après la disparition, le Premier ministre malaisien reconnaît que l'avion a été «détourné», ses systèmes de communication volontairement coupés. Le 24 mars 2014, il assène que l'appareil est sous l'océan Indien. Malaysia Airlines envoie un texto : «Aucun survivant.» Sans plus de preuves qu'avant.

Ses yeux, bleu pâle, nous fixent. Ce calme, c'est le froid de la colère. Cette retenue, la détermination. Parce qu'il est «impossible de ne pas savoir». Parce que se battre donne une raison de continuer à vivre. Quatre jours après la «disparition», Ghislain Wattrelos et Pascale Derrien, sa belle-sœur, ont porté plainte pour actes terroristes. La justice française a rejeté leur demande mais a ouvert une enquête pour homicide involontaire. Puis requalifié, six mois plus tard, en «détournement d'avion». Puis, après appel, enfin, en ce mois d'avril, accepté de reprendre la qualification «terrorisme». «Autant de temps perdu», soupire Ghislain Wattrelos.

«Ils avaient une belle vie», dit Pascale, la sœur de Laurence. Coup de foudre à 15 ans, sur les bancs du lycée, à Dieppe. Ghislain et Laurence ont la même envie d'ailleurs et d'horizons. Pour lui, fils d'ingénieur EDF ayant déménagé tous les quatre ans, c'est déjà une habitude. «On s'était dit que le premier qui aurait une opportunité à l'étranger, l'autre le suivrait.» Ils se marient à 25 ans, premier enfant trois ans plus tard. En 2003, Lafarge lui propose un poste en Pologne. Laurence abandonne son travail de chargée marketing chez Hermès. «On avait un peu peur, mais elle a adoré la Pologne, les enfants aussi.» Quatre ans plus tard vient la Chine. «Pour nos ados, le pays du bonheur. Ils pouvaient sortir le soir, aller partout en liberté. Contrairement à ce que l'on croit, c'est hyper sûr, et boire un pot ne coûte pas cher.» Ils y restent six ans. Au moment de la «disparition», en mars 2014, Ghislain est en France depuis trois mois, nommé directeur stratégique. Laurence et les deux cadets doivent l'y rejoindre à la fin de l'année scolaire. Le fils aîné, lui, est rentré depuis deux ans et demi, d'abord en prépa ingénieur, puis à Polytechnique.

«Pourquoi le juge français n'a-t-il toujours pas pu aller en Malaisie ? Pourquoi la France s'exprime-t-elle à chaque drame aérien, sauf au nôtre ?» Pourquoi Ghislain Wattrelos n'a-t-il jamais obtenu ce rendez-vous mille fois demandé à l'Elysée ? Dans les semaines et mois suivant le 8 mars, il s'est tenu loin des journalistes. L'irrationnel de la situation, l'impression grandissante «d'une part cachée», le silence des autorités françaises l'ont ensuite poussé à l'exposition médiatique. «Nos parents nous ont élevés dans l'idée qu'il ne faut jamais se plaindre, c'est une valeur familiale, raconte sa grande sœur, Anne-Sophie Gilet, présidente du comité de soutien. Ça a été compliqué pour Ghislain d'accepter d'être une victime.»

Dans l'avion, Laurence, Hadrien, Ambre et Yan, la petite amie de Hadrien, étaient les seuls français. La quasi-totalité des 239 passagers et membres d'équipage sont chinois ou malaisiens. Et leurs proches fortement incités par leurs gouvernements à opter pour de rapides transactions financières. Dans son combat, Ghislain Wattrelos se sent «seul». Ou entouré d'une cohorte de gens étranges, attirés par ce qu'il est désormais convenu d'appeler «le plus grand mystère de l'histoire de l'aviation». «La majorité : des fous furieux. La deuxième partie : des gens dans le malheur, qui veulent parler. La troisième partie : des "experts", pilotes, anciens des services secrets. Je ne sais jamais ce qu'ils veulent vraiment.» Son approche à lui est méthodique, pragmatique, et occupe chaque minute de son temps libre. «Il s'est emparé de son dossier, dit son avocate Marie Dosé. Mais, avec une mesure, une sagesse impressionnante.»

La première semaine «sans eux», il s'est absorbé dans l'organisation d'une cérémonie à Pékin. «Tous les amis sont venus. Les adultes parlaient d'eux au passé, les enfants au présent.» Lui, évite les conjugaisons, dit que c'est impossible «de ne pas se raccrocher au petit espoir qui reste». Il leur envoie toujours des courriels et des SMS. «J'avais besoin de leur parler. C'est la façon que j'ai trouvée.»

Il habite seul la maison familiale, dans les Yvelines, où ils étaient tous les cinq avant la Pologne. Dans chaque pièce, des photos. De sa femme, qui lui ressemble, de petites têtes blondes souriantes. Il est resté là parce que son fils «y a tous ses souvenirs d'enfance», cet aîné dont il ne veut pas qu'on écrive le prénom, pour qu'il n'apparaisse pas dans les recherches sur le vol MH370. «Je n'ai pas envie que toute sa vie y soit associée. Il a 20 ans. Je me souviens de mes 20 ans, le monde est à vous. Et lui, ce qu'il découvre, c'est l'inverse.»

C'est pour ce fils aussi qu'il part travailler chaque jour. «Jusqu'à mes 50 ans, la vie était merveilleuse. Ce n'était pas le hasard. Ce bonheur, on s'était battus pour le bâtir.» En se levant encore le matin, c'est cela qu'il veut lui montrer. «Que ça vaut le coup.» Que rien de ce que l'on construit n'est vain.

En 8 dates

24 juin 1964 Naissance à Valenciennes (Nord). 1990 Mariage avec Laurence. 1993 Naissance de leur fils aîné. 1997 Naissance de Hadrien. 2000 Naissance d'Ambre. Achat de la maison des Yvelines. 2007 La famille déménage à Pékin. 8 mars 2014 Disparition du vol MH370. 8 avril 2015 La qualification «d'entreprise terroriste» est enfin retenue par l'enquête judiciaire française.

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