Emmanuel Todd est un pompier pyromane.
Côté pile, il pose une question juste : «Qui est Charlie ?». Son enquête sociologique à la va-vite ne fait pas de son livre «un classique de la littérature politique», comme il s'en félicite au Grand Journal de Canal +. Mais elle dévoile un feu qui couve, dont la surreprésentation «des classes moyennes supérieures» dans les manifestations du 11 janvier est un signe sans équivoque. Côté face, plutôt que de prendre sa lance à incendie, ce brillant manipulateur médiatique souffle sur les braises d'un conflit de société ; ou plutôt, si l'on suit ses analyses, sur celles d'une guerre de religions entre les possédants ayant battu le pavé, d'origine catholique mal assumée sous couvert de laïcité, et les damnés des banlieues, quant à eux réduits à cette «religion des faibles» que serait l'islam.
A «l'imposture» d'un Valls réduisant l'événement à une «communion nationale», Todd répond par l'imposture d'une guerre de civilisations. Ainsi rejoint-il les propos d'un Sarkozy ou d'un Zemmour qui, dans sa chronique matinale du 20 janvier sur RTL, stigmatisait un «affrontement de sacré et de valeurs».
S'interroger sur l'origine sociale, religieuse, géographique et ethnique des personnes présentes à un événement sans récurrence, de l'ordre de la cérémonie d'enterrement, a quelque chose de troublant. Mais il y a plus grave : sa «sociologie d'une crise religieuse» a rendu Todd aveugle à la multitude. A la réalité multiple et contradictoire de ce mélange d'êtres singuliers réunis pour un dernier hommage aux caricaturistes de Charlie le 7, puis le 11 janvier. Certains y ont chanté la Marseillaise. D'autres, marchant à leurs côtés, les ont au contraire menacés - en riant - de brûler leurs drapeaux tricolores s'ils continuaient par leurs chants à injurier l'antinationalisme viscéral des Cabu, Charb et autres Tignous. Qu'il y ait eu récupération politique, personne n'en doute. Sauf que l'enjeu, pour la plupart des manifestants, n'était ni de renforcer la communauté nationale selon les lubies de Manuel Valls ni de cracher sur l'islam en clamant «le devoir de caricaturer Mahomet» comme l'affirme Emmanuel Todd. Ceux qui saluaient les disparus n'avaient qu'un vague point commun : la revendication d'une liberté aux contours flous. Certains défendaient le droit d'offenser. D'autres racontaient, par leur présence, qu'ils acceptaient d'être eux-mêmes offensés.
Lorsqu'il réduit les manifestants à une masse gouvernée à l'insu de son plein gré par le «catholicisme zombie», et parle de l'islam comme une vérité unique, c'est bien cette liberté d'offenser que l'essayiste récuse. Or, il n'y a pas de démocratie sans offenses de toutes sortes, volontaires ou involontaires, et s'opposant les unes aux autres.
Dans Ceci n'est pas un blasphème, nous décrivons l'une des cartes postales les plus populaires en Iran : elle met en scène le portrait du prophète Mahomet jeune, avant la révélation, en éphèbe coiffé d'un turban avec un sourire désarmant et une épaule dénudée. L'image ayant servi à cette carte, existant sous de multiples versions depuis des décennies, a été réalisée autour de 1905 à Tunis par Lehnert, photographe à l'esthétique exotico-coloniale dont les clichés d'adolescentes et d'adolescents arabes concrétisaient les fantasmes érotiques. Cette anecdote montre la multiplicité des rapports à l'image de l'islam, en particulier entre chiites et sunnites. Mais au-delà, elle souligne la stupidité dangereuse d'une réduction systématique des conflits de l'époque à une hypothétique guerre de civilisations.
Quitte à assumer sa subjectivité, ne serait-il pas plus pertinent, plus juste aussi, de soutenir les luttes pour la liberté qui partout dans le monde se jouent au cœur de toutes les «civilisations» ? Liberté de l’hérétique contre les dogmes voulant imposer leurs oukases jusque dans nos lits. Liberté du créateur contre les censeurs. Liberté du «graffiteur» à détourner la publicité pour une luxueuse automobile qui l’agresse sur le quai de son RER de banlieue. Liberté de l’athée, du mystique libertaire ou du chrétien progressiste contre le retour «pour tous» de l’obscurantisme catholique. Liberté du croyant musulman qui ne se retrouve pas dans le totalitarisme rétrograde des sunnites d’obédience salafiste prônant une obéissance littérale au Coran et aux plus absolutistes des docteurs de la foi. Ou encore liberté de tous à rejeter, à critiquer voire à caricaturer la laïcité lorsqu’elle se transforme en religion nationaliste.
Auteurs de «Ceci n'est pas un blasphème. La trahison des images : des caricatures de Mahomet à l'hypercapitalisme», Actes Sud, mai 2015.