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Libération
Reportage

«Vous serez stigmatisés comme les invalides»

Dans le Bas-Rhin, une association forme des apprentis accompagnants sexuels aux subtilités du métier.
Formation pour les accompagnants sexuels, le 14 mars, à Erstein. (Photo Pascal Bastien)
publié le 13 mai 2015 à 19h36

Elle hausse la voix pour tenir les médias à distance des quatorze stagiaires. C’est son mari, le très médiatique Marcel Nuss, auteur de plusieurs livres sur la sexualité des handicapés, qui a convié la presse à cette première formation d’accompagnants sexuels dans un petit hôtel d’Erstein (Bas-Rhin). Les journalistes sont venus en nombre, alors Jill, habituellement discrète, doit composer, arrondir les angles, surveiller les caméras pour protéger l’anonymat des uns et des autres.

Tous les stagiaires ont été, dans leurs pratiques, confrontés à la question de la sexualité des personnes handicapées. La moitié travaille dans le médico-social, l'autre dans le sexe. Ce sont des escorts, comme Jill. C'est elle qui les a tous recrutés, à «l'intuition», au «ressenti». Les petites mains de l'Appas, l'association organisatrice de la formation, ce sont, pour beaucoup, les siennes.

Née au Chili, elle a été adoptée par un ingénieur et une directrice marketing. Ils divorcent trois mois plus tard. Elle grandit en banlieue parisienne, assiste à «la descente aux enfers d'une grande femme d'affaires», sa mère. Une «super-nana» qui «a beaucoup fait pour le girl power». Et l'a surtout soutenue dans tous ses choix, la drogue, la prostitution, le mari polyhandicapé qui a deux fois son âge.

«Groupie». La grande dame souffrait d'une maladie dégénérative du cerveau. Alcoolique, elle a été emportée par un cancer au début de l'année. Sa fille lui a «fermé les yeux». Adolescente, Jill vit chez son père dans le Sud de la France. Elle fait un CAP de mécanicien auto, avant de devenir hôtesse d'accueil dans les supermarchés. On lui dit qu'elle a un bon contact avec les clients. Jill suit son copain de l'époque et atterrit à Strasbourg. Fatiguée de lui autant que de l'Alsace, elle part à Lyon et emménage dans une coloc avec cinq garçons. «Je n'avais jamais été célibataire, alors je me suis lancée dans le monde du libertinage. Je me rendais seule dans des clubs échangistes, des saunas, je montais dans les coins coquins. Ce monde-là me plaisait beaucoup, j'ai décidé d'en vivre», raconte-t-elle simplement. Le trottoir, «trop glauque».

Jill opte pour Internet, se crée une annonce, prend un second téléphone. «J'imaginais que, pour devenir escort, il fallait parler cinq langues, être à l'aise dans les dîners mondains… En fait, on va dans un appart passer une ou deux heures et on n'est pas obligé de se taper un séminaire avant !» A ses débuts, elle est «gênée» de demander de l'argent pour «quelque chose qu'[elle] faisait gratis» auparavant.

Un jour, un client l'appelle. Il est à Grenoble. Jill souffle dans le combiné. «Si déjà une heure de route ça vous fait peine, mieux vaut qu'on raccroche», lui dit l'homme. Il est en fauteuil roulant. Jill ne voit pas où est le problème. Son souci, c'est de trouver un moyen de locomotion. Elle y parviendra. «C'était sympa, je suis restée l'après-midi entier, je lui ai demandé de tout m'expliquer. Car je vivais comme une valide dans un monde de valides. J'ai eu du plaisir et lui aussi. Sur le chemin du retour, je me suis mise à penser à tous ces gens qui ne peuvent pas se déshabiller, se gratter l'oreille, manger, se masturber, caresser l'autre…» En rentrant, elle contacte des associations pour proposer ses services.

«En Suisse, j'ai été accueillie comme le messie. Là-bas, les assistants sexuels n'embrassent pas et refusent la pénétration. Pas moi», explique-t-elle. Les associations françaises jouent discrètement les intermédiaires, la mettent en relation avec des personnes handicapées de toute la France. «Beaucoup de clients valides s'attachent, sont en mode "Pretty Woman". Ils voulaient m'emmener, me sortir de là, sans comprendre que j'étais très bien ! Les handicapés s'interdisent d'emblée toute projection. Depuis leur enfance, on leur répète que la femme et les enfants, le pavillon en banlieue et le chien, ce n'est pas pour eux.»

Jill lit tous les articles sur le sujet. Le nom de Marcel Nuss revient sans cesse. En «groupie», la jeune femme rêve de le rencontrer. Ils correspondent par mails, discutent via Skype et tombent amoureux. Il l'invite à passer un week-end dans son pavillon d'Erstein. Un mois plus tard, elle s'installe. C'était en janvier 2013. A côté de Marcel, «terriblement viril», ses ex, des jeunes grands et bruns, passent pour des «lavettes» et des «lo sers».

«Frileuses». Ensemble, ils écument les colloques et conférences consacrées à la sexualité et au handicap. «Des gens qui ne sont pas concernés mais qui parlent beaucoup. Finalement, les grandes associations sont très frileuses, nous voulions faire les choses simplement et passer à l'action pour former des prostituées volontaires.» L'Appas naît ainsi. Et le 14 février dernier, Marcel et Jill se marient. Un bébé est en projet. A 60 ans, Marcel a l'âge de son père ; à 30 ans, Jill a l'âge de sa fille. Quatre auxiliaires de vie se relaient pour s'occuper de son mari. Elle participe au roulement, «histoire d'être seule» avec lui. L'ancienne femme de Marcel a tout assumé pendant vingt-trois ans en plus de l'éducation de leurs deux enfants. «Admirable», dit Jill. Parfois, elle a un peu «honte» de le dire, elle se «pose comme un déchet sous sa couette, mange du chocolat et regarde Confessions intimes». Dans le milieu, on la surnomme «la Brigitte Lahaie des handicapés». Sur Facebook, elle rassure les uns sur leur sex-appeal, console les cœurs tristes, donne des conseils de drague.

Elle a reçu des dizaines de demandes pour la formation. «Il y a des gens qui arrivent avec un discours magnifique sur le don de soi, mais j'ai senti que cela n'allait pas le faire du tout ! annonce Jill, l'œil rieur. On peut aider une personne handicapée en faisant les courses, du bricolage. Pourquoi vouloir se mettre nu dans un lit et avoir un rapport sexuel avec elle ?» Un monsieur disait avoir «tellement envie de faire du bien à nos amies à roulettes». «Trop présomptueux», recalé. Un autre, au cours de l'entretien, a avoué qu'il faisait chambre à part depuis deux ans avec sa femme, «au moins, une femme handicapée ne pourra pas me dire non». Recalé. Une chômeuse voulait «se lancer dans cette carrière», estimant les «débouchés» prometteurs. Recalée.

Ceux qui ont été retenus sont âgés de 21 à 73 ans, «ont une sexualité épanouie», et sont «capables d'apprendre sur eux-mêmes», a perçu Jill. Elle a témoigné durant la formation et a mis en garde les soignants : on ne pratique pas avec ses patients. «Cela ne peut pas être : "Je viens pour votre pansement et après ce sera une petite fellation".» Tous n'exerceront pas. «Ce sera plus facile pour les travailleurs du sexe», reconnaît Jill. Durant ces quatre jours, ils ont parlé de confiance, de sexualité, réfléchi à la chimie des émotions, échangé avec des ostéopathes, des psychologues, sexologues, juristes…

Conseils pratiques. Nina de Vries, prêtresse de l'assistance sexuelle en Allemagne, s'est racontée, saupoudrant des conseils pratiques. «Si après la prestation, la personne est triste, ne la consolez pas» ; «ne montrez pas que vous avez peur ou que vous ressentez de la pitié, mais soyez-en conscient» ; «soyez droit dans vos bottes car vous serez stigmatisés par la société comme les handicapés le sont». Avoir déjà eu un chagrin d'amour est un plus, avoir déjà acheté un service sexuel aussi. Un orgasme avec une personne handicapée, le nec plus ultra. Les stagiaires auraient voulu davantage de concret, au moins entendre des handicapés exprimer leurs désirs, leurs frustrations. «Je leur ai proposé de peloter Marcel», plaisante Jill. Elle promet d'adapter le contenu de la prochaine session de juin. Des dizaines de candidatures sont déjà arrivées.