À nouveau resurgit le débat sur les statistiques ethniques par une porte de classe entrouverte par le maire de Béziers. À nouveau les mêmes arguments s'expriment à droite comme à gauche mais cependant le contexte a changé. Il y a eu le 7 janvier et tout un malaise qui s'est exprimé entre autres sur l'amalgame entre islamisme, terrorisme, et musulmans.
Désigner, caractériser, classer, tel est l’objectif de ces statistiques dites «ethniques». Il s’agit de ranger les personnes dans la boîte correspondant à leurs origines géographiques. On ne reviendra pas sur la difficulté technique de cet exercice de plus en plus périlleux, lorsque l’on observe l’accroissement des mariages mixtes en France, mais sur son utilité éventuelle. Les statistiques «ethniques» permettraient d’observer et de réparer les inégalités présentes au sein de la société française en lien avec les origines géographiques des personnes. Vu sous cet angle, ces statistiques ne peuvent être qu’utiles. Assurer la diversité dans tous les secteurs de la société française des Français de toutes les origines est un beau défi mais comment et selon quelles règles, et avec quelles statistiques ?
Rappelons tout d’abord que le lieu de naissance est un élément immuable de la personne. On naît ici ou là de parents qui sont nés ici ou là et c’est une caractéristique qui reste inchangée tout au long de la vie, comme le sexe, quoi qu’il soit aujourd’hui possible d’en changer, et contrairement, par exemple, aux origines sociales. Caractériser l’individu par son lieu de naissance, ou plus encore, par celui de ses parents ou grands-parents, c’est le ramener constamment à un élément de son passé sans prendre en compte son parcours individuel. C’est aussi faire l’hypothèse que toutes les personnes qui seraient au sein d’une même boîte «race ou ethnie» seraient exposées de la même manière aux discriminations éventuelles, indépendamment des autres critères que dénonce la loi sur les discriminations de 2008, à savoir la religion, les convictions, l’âge, un handicap, l’orientation ou identité sexuelle, le sexe ou encore le lieu de résidence.
Les États-Unis, sont toujours cités en exemple pour montrer tout le bien-fondé de ces statistiques et des politiques qui les accompagnent. Prendre pour modèle les États-Unis, c'est ignorer tout le débat actuel sur les limites des politiques de discrimination positives qui donnent lieu à des procès de plus en plus fréquents de la part de personnes qui ne peuvent en bénéficier. C'est aussi ignorer tous les débats des chercheurs et statisticiens qui souhaitent en finir avec une lecture raciale de la société, et tout le lobbying identitaire auquel elle conduit, de la part de communautés qui souhaitent être reconnues – la communauté arabe états-unienne se bat aujourd'hui pour obtenir sa propre catégorie et être distinguée de la catégorie «blanche» dans le recensement. La catégorie «hispano» qui tour à tour est désignée par les statisticiens dans le recensement, comme race puis comme origine (ancestry) est un exemple de la complexité croissante et de la limite de ce recueil des origines. Si les politiques de discrimination positive menées aux États-Unis ont permis de réparer un certain nombre d'injustices en lien avec le passé esclavagiste de ce pays, et l'instauration de la fameuse «One drop rule», on ne sait plus aujourd'hui comment se débarrasser de cette lecture raciale de la société. Il suffit pour s'en convaincre de lire l'excellent ouvrage de Ken Prewitt, responsable du recensement de 2010, What is your race ? (1)
Enfin et surtout, au bout de plus d'un siècle de statistiques ethniques, cela n'empêche pas qu'un policier blanc tire en toute bonne conscience huit balles dans le dos d'un jeune noir.
Rappelons aussi que tous les pays qui disposent de statistiques raciales, comme les États-Unis ou le Brésil, ont mis en place des politiques de discrimination positive qui donnent des droits d’accès à l’université en fonction de quotas, à des territoires pour des communautés indigènes ou encore à d’autres droits. En France, personne ne déclare souhaiter mettre en place de telles politiques de discrimination positive. Alors à quoi serviraient ces statistiques ? Nous rappeler que sur le territoire français une personne sur quatre environ a au moins un moins un parent ou grands-parents d’origine étrangère.
Alors que faire ? Car c’est avant tout les inégalités sociales qui sont présentes au sein de la société française qu’il faut tenter de résorber. De quelle manière ? Quand on observe la diversité des personnes qui vivent dans ce qu’on appelle les quartiers on comprend que c’est une réalité qui s’étend bien au-delà des immigrés et de leurs descendants. C’est l’objectif des politiques territoriales que de cibler des espaces défavorisés, indépendamment des caractéristiques de la population qui y vit. Politiques en faveur des territoires versus politiques en faveur d’individus ciblés ou de groupes est un débat passionnant mais difficile à trancher. Mais quelle illusion de penser qu’en enfermant les personnes dans des catégories «noires» «arabes ou berbères», «asiatiques» et autres, on disposerait d’un outil efficace d’action pour lutter contre les discriminations sans compter le fait que les deuxièmes, voire aujourd’hui troisièmes générations d’immigrés, qui pour certains n’ont jamais mis les pieds dans le pays d’origine de leurs parents, expriment leur ras-le-bol d’être constamment ramenés au passé migratoire de leur famille.
Un moyen de lutte efficace contre les discriminations, appliquer la loi, mener des enquêtes ponctuelles sur les discriminations en situation, comme cela existe déjà, pour l’accès au marché du travail, au logement et punir les personnes qui ne respectent pas la loi en fonction des critères définis comme le sexe, la religion, ou encore le faciès.
Une fois la collecte de données ethniques autorisée, penser que le statisticien pourra contrôler l’utilisation des catégories qu’il aura élaborées relève d’une grande naïveté. Un démographe déclarait récemment que les statistiques ethniques c’est comme la circulation automobile, on n’est pas pour ou contre, il faut l’encadrer par des règles strictes adaptées, tout comme la vitesse est réglementée sur les nationales ou sur l’autoroute. Mais pas plus que l’on empêchera un conducteur ivre de prendre le volant, on aura le contrôle sur un acteur local qui souhaitera utiliser ces catégories à des fins non prévues par le législateur.
On s’en convainc encore plus lorsque l’on regarde la proportion de personnes favorables à de telles statistiques en fonction de l’appartenance politique : 35% pour les sympathisants de gauche, 78% pour ceux de droite et 91% pour les sympathisants du Front National. Il n’y aura plus un seul Robert Ménard mais tout une flopée qui utilisera ces statistiques selon leurs besoins et leur volonté de dénoncer.
Rappelons enfin que l’insertion des immigrés au sein d’une société, appelée souvent, de manière extrêmement violente assimilation, prend du temps. Il suffit de relire les textes des années 50 décrivant la population immigrée italienne ou portugaise en des termes plus que péjoratifs pour s’en convaincre. La diversité ne se décrète pas, elle se vit au quotidien, et ce n’est pas en stigmatisant les populations par une origine assignée sous couvert de dénoncer des discriminations que l’on en viendra à bout !
(1) Princeton University Press, 2013, juillet 2013