«On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n'est que redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais qu'il [le maître, ndlr] corrigeât cette partie, et que, de belle arrivée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commençât à la mettre sur la montre, lui faisant goûter les choses, les choisir et discerner d'elle-même ; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour.
Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son train, et juger jusques à quel point il se doit ravaler pour s’accommoder à sa force. A faute de cette proportion, nous gâtons tout ; et de la savoir choisir, et s’y conduire bien mesurément, c’est l’une des plus ardues besognes que je sache ; et est l’effet d’une haute âme et bien forte, savoir condescendre à ses allures puériles et les guider. Je marche plus sûr et plus ferme à mont qu’à val.
Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu’il juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu’il viendra d’apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s’il l’a encore bien pris et bien fait sien (1).»
«Nous nous enquerons volontiers d’un escholier : Sçoit il du grec ou du latin ? escrit-il en vers ou en prose ? Ce n’est pas cela qu’il fault demander, mais s’il est devenu meilleur ou plus advisé (2).»
Il faut, de toute urgence, que les penseurs grincheux d'aujourd'hui, qui critiquent la réforme des collèges, relisent ces chapitres des Essais où Montaigne expose sa conception de l'éducation. Les qualités d'un bon maître ? L'écoute et l'adaptation à l'élève ! La démarche pédagogique ? Celle qui favorise la compréhension par l'élève ! Le but de l'éducation des enfants ?
«Ce qu'ils doivent faire étant hommes», écrit Montaigne qui, par cette formule, signe une conception humaniste et toujours moderne de l'éducation.
Ainsi, de l'histoire, cette «fréquentation du monde» qui doit apprendre à «frotter et limer sa cervelle à celle d'autrui» et à juger sereinement de nos lois, de nos jugements et de nos coutumes. Ainsi encore de l'expérience des choses et des gens qui fait naître chez l'élève la curiosité de s'enquérir de toutes les choses de la vie. Car l'éducation n'est rien si elle est ennui, emprisonnement et enfermement dans la vie du passé. Elle doit mettre les élèves au contact du temps présent pour lui permettre de le penser et d'y agir en acteurs libres. Ce qui n'exclut ni la lecture ni l'étude des anciens. Mais pas à la mode mélancolique d'un Finkielkraut ! A la mode des abeilles qui, écrit toujours Montaigne, «pillotent deci, delà, les sucs des fleurs ; mais elles en font du miel, et ce n'est plus alors ni thym ni marjolaine ; les pièces empruntées à autrui l'élève les transformera pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir, son jugement».
Que vaut-il mieux écrire : «Obest plerumque iis, qui discere volunt, auctoritas eorum qui docent» ou «l'autorité de ceux qui enseignent nuit souvent à ceux qui veulent apprendre» ?
(1) «Les Essais», livre I, chapitre XXVI. (2) «Les Essais», livre I, chapitre XXV.