Rue Dino-Bueno, c'est la «résistance». Sur cette artère du centre-ville de São Paulo s'est replié ce qui reste de la Cracolândia ou «terre du crack», une communauté d'usagers qui fument à ciel ouvert ce dérivé bon marché de la cocaïne, dont le Brésil serait le premier consommateur mondial. Le 29 avril, la mairie de la plus grande ville du Brésil les avait délogés de la favelinha, ou petite favela, le campement qu'ils occupaient sur une place à proximité. Pour justifier cette intervention, le maire, Fernando Haddad, membre du Parti des travailleurs (PT) qui dirige le pays depuis douze ans, a invoqué la lutte contre le trafic de drogue, lequel aurait pris le contrôle des lieux. Il assure avoir négocié au préalable avec les leaders du campement. Mais des heurts ont éclaté. «C'était horrible, répète une femme. Les flics nous ont battus.»
Aujourd'hui, la rue Dino-Bueno est impraticable. Les fumeurs de crack occupent la chaussée et les trottoirs. Certains sont couchés à même le sol, à bout de forces. D'autres préparent leur pipe de crack, comme si de rien n'était, mais la tension est vive. Les policiers municipaux sont déployés dans le secteur. «Ils confisquent tout ce qui peut servir à cacher de la drogue, témoigne le père Julio Lancellotti, de la Pastorale du peuple de rue, une association catholique. Même les couvertures !» Le religieux dénonce un «état de siège» : «On veut pousser ces gens à partir alors qu'ils n'ont nulle part où aller. Qui aurait imaginé cela venant de la gauche ?» Vingt ans déjà que la Cracolândia, «scène d'usage public de la drogue», d'après les chercheurs, défie les pouvoirs publics. Si des Cracolândias ont surgi dans d'autres villes, celle de São Paulo est la mieux enracinée. Au gré des assauts policiers, le «flux», comme on l'appelle, se déplace mais tient bon. Il y a des usagers potentiels, de passage, et ceux qui restent sur place, à fumer le caillou en boucle. «Le crack est d'abord une question sociale, précise Luciana Temer, la secrétaire municipale à l'Assistance sociale. Beaucoup étaient déjà en situation précaire avant de basculer dans la drogue.» Selon une étude nationale de la Fiocruz (l'équivalent de l'institut Pasteur), l'écrasante majorité des usagers sont de couleur, signe de pauvreté au Brésil. Et près de 40% d'entre eux vivent dans la rue ou y passent l'essentiel de leur temps.
Un essor «épidémique»
A la Cracolândia, beaucoup sont venus après une rupture familiale, causée ou non par le crack. «J'ai quitté la maison pour ne pas faire honte à mes enfants», confie Emerson, un usager désormais en traitement. «Après ma séparation, je n'avais aucun point de chute, souffle une femme d'âge mûr, tremblante. C'est ici que j'ai commencé à me droguer.» Il y a aussi beaucoup d'ex-prisonniers qui ont perdu le contact avec leurs proches durant leur détention. «La Cracolândia est une sorte de terre d'exil où l'on est accueilli sans préjugés, où l'on se forge une nouvelle identité, une autre sociabilité», note le journaliste et chercheur Bruno Paes Manso. Elle date des années 90, lorsque le crack fit son apparition à São Paulo, dans les franges de la ville. «Ses usagers étaient fortement stigmatisés, poursuit-il. Pris pour cible par les justiciers, ils ont migré vers le centre historique», déserté par les riches dès les années 60, et se sont fixés dans le quartier de Luz, une fourmilière où se mêlent commerces, drogue et prostitution. C'est lors de la décennie écoulée, avec l'essor «épidémique» du crack, que le phénomène a pris de l'ampleur, précise l'urbaniste Raquel Rolnik. «Des hordes d'usagers de cette drogue ont occupé le quartier qui avait été délibérément abandonné par les administrations de droite pour mieux justifier sa concession aux intérêts immobiliers privés», accuse-t-elle. Censé ramener les élites dans le centre, ce projet polémique, baptisé Nova Luz, fut enterré par Fernando Haddad, élu maire en 2013. «Mais le nouveau maire n'a rien mis à la place, regrette Rolnik. Sa politique d'urgence pour l'habitat est trop limitée pour répondre à la demande des sans-logis.» Pire, c'est lui qui est maintenant accusé de vouloir nettoyer la Cracolândia au profit de la spéculation immobilière.
Des programmes qui divisent
Le dernier coup de filet d'envergure dans la région remonte à janvier 2012. Menée par le gouverneur, Geraldo Alckmin, et le maire de l'époque, de droite comme lui, l'opération «Sufoco» avait frappé les esprits par l'extrême brutalité déployée pour disperser ces nóias, des êtres supposément décomposés par le crack. Son principal résultat fut de créer des mini-Cracolândias aux quatre coins de la ville, sans venir à bout de la principale. Depuis, l'offre de traitement a pris le pas, contribuant à réduire le flux.
En 2013, ce fut Recomeço («recommencement»), le programme de l'Etat de São Paulo qui offre près de 3 000 lits dans les hôpitaux et les communautés thérapeutiques. Le gouverneur avait d'abord provoqué un tollé en suggérant que les usagers de crack (venus ou non de la Cracolândia) seraient hospitalisés de gré ou de force… Aujourd'hui, il se défend d'abuser de l'hospitalisation, qui n'aurait concerné «que» 44% des consommateurs en 2014. Et, parmi eux, seuls 15% auraient été envoyés à l'hôpital sans leur consentement, procédé controversé mais prévu par la loi dans les cas extrêmes. Pressé de se démarquer, Haddad a répliqué avec le programme A bras ouverts, qui a offert un toit, trois repas par jour et un emploi d'éboueur à mi-temps rémunéré aux usagers de la Cracolândia. «Le programme a été élaboré en accord avec eux, dit Luciana Temer. Nous leur avons demandé ce qu'ils voulaient pour quitter la rue, ils ont répondu : "Du travail et un endroit où dormir."»
En janvier 2014, et pour la première fois, les nóias, habitués à être délogés manu militari, démontaient de plein gré leurs masures. Contrairement à Recomeço, la politique municipale n'exige pas l'abstinence. Ni même de traiter l'addiction. «On donne d'abord à ces gens des conditions de vie minimum, explique le psychiatre Dartiu Xavier, qui collabore au programme A bras ouverts. Dans certains cas, cela leur a suffi pour arrêter d'eux-mêmes le crack. Sauf dans les cas extrêmes, nous ne croyons pas à l'hospitalisation. La plupart des patients rechutent. De plus, nos hôpitaux ne sont pas décents. Ni nos communautés thérapeutiques, véritables prisons où les patients sont soumis à la torture psychologique.» «Croit-on vraiment aider les usagers de crack en les maintenant près des dealers et des autres usagers ? rétorque son confrère Ronaldo Laranjeira, coordinateur du Recomeço. A bras ouverts n'est pas la solution, c'est le problème. Ce programme ne fait qu'entretenir la Cracolândia.» Ses bénéficiaires ont été relogés dans les hôtels du quartier, des établissements clandestins - et insalubres - qui servent de façade au trafic de drogue. «Nous avons respecté leur volonté de rester sur place, plaide Zélia Pagliardi, une des responsables du programme. Maintenant, les plus avancés veulent partir mais il n'est pas facile de trouver des hôtels prêts à accueillir ce public.» Car «les nóias volent tout ce qui leur tombe sous la main pour acheter le crack, ils m'ont même pris mon dentier ! témoigne Rodrigo, un bénéficiaire, montrant sa mâchoire dégarnie. Ils fument dans les chambres, ce qui donne aux autres envie de fumer à leur tour». José, lui, s'en sort. Ce Blanc de 43 ans assure qu'il fume moins qu'avant. On le croise en train de balayer une rue. «Le soir, je ne touche plus au crack. Je veux être en forme pour pouvoir travailler le lendemain.» José mériterait mieux que ce job d'éboueur. Il rêve de devenir informaticien : «On nous a promis une formation, mais j'attends toujours.» Son après-midi, il l'occupe donc «à lire et à écrire» dans sa chambre d'hôtel, qui est «tranquille».
Une rue sous vidéosurveillance
Non loin de là, des ouvriers s'affairent à réurbaniser la place Júlio-Prestes, où campaient ceux qui n'ont pas bénéficié d'A bras ouverts. Accusée de «droitisation», l'équipe de Haddad affirme désormais qu'ils pourront revenir sur la place. Mais sans les tentes, qui, accuse la mairie, abritaient du trafic de drogue et servaient à échapper aux caméras de surveillance filmant le flux. Le bus qui abrite le dispositif de vidéosurveillance est désormais braqué sur la rue Dino-Bueno. Ici, il reste encore au moins la moitié des 500 personnes d'origine. «A bras ouverts attire beaucoup de monde sur place», reconnaît Helena Pompeu, une responsable municipale. «Nous ne pouvons pas étendre indéfiniment le programme, alors que les villes de province nous déversent leurs usagers de crack», accuse Italo Miranda, le secrétaire municipal à la Sécurité publique. Avec le démontage de la favelinha, A bras ouverts a accueilli une centaine de nouveaux bénéficiaires (dont le nombre total avoisine les 550). Dans le flux, un homme dit avoir quitté le programme «à cause de la situation dans les hôtels». Maintenant, il veut revenir : «Où irais-je ? Je n'ai pas de logis. Les foyers municipaux sont surpeuplés. Les gens préfèrent encore la rue.» «Il y en a qui ne veulent pas être aidés, s'exaspère encore Miranda. Ils veulent rester dans la rue, pour fumer et vendre du crack, au risque de se faire arrêter.»
Depuis le lancement d'A bras ouverts, début 2014, la répression s'est intensifiée contre ceux qui n'ont pas voulu du programme, dénonce Thiago Calil, de l'ONG E de Lei qui travaille sur la réduction des risques liés au crack. «Certains n'étaient pas encore prêts à se prendre en main, d'autres revendiquent leur droit à la rue, explique l'activiste. La mairie en a conclu qu'ils étaient des trafiquants de drogue.» Depuis 2006, la loi dépénalise la consommation, mais pas la vente. Or, à la Cracolândia, dealers et usagers sont souvent les mêmes. «La pierre de crack sert presque de monnaie, reprend Calil. Des usagers en revendent une fraction ou l'échangent contre toutes sortes de biens.» Pour le journaliste Bruno Paes Manso, le retour à une logique répressive «vouée à l'échec» contredit l'esprit d'A bras ouverts. «Fernando Haddad n'a pas eu le courage de défendre l'ouverture de salles de consommation de drogue à moindre risque où l'Etat fournirait un substitut à la drogue». «Ça ne passerait jamais», plaide Helena Pompeu. «Ce n'est pas dans notre culture», dit Italo Miranda. Il ne se risque pas à décréter la fin de la Cracolândia.