C'était il y a un peu plus d'un siècle. Fernand David, député républicain de Haute-Savoie, harangue le gouvernement et lui demande de prendre des mesures de police plus énergiques contre les populations nomades, à la fois les étrangers qui «dévastent les régions de l'Est et aussi celles du Midi», et les «roulottiers» français, «souvent aussi malfaisants que les nomades étrangers», qui «vivent de vols et de rapines». En 1912, les vœux de l'élu de Haute-Savoie sont exaucés. La loi instaurant un «carnet anthropométrique d'identité» pour les populations nomades est promulguée. Objectif : fliquer une population considérée comme potentiellement délinquante, voire à la solde de l'étranger.
Le document embrasse les pensées racistes de l'époque, inspirées de Gobineau. On y note les mesures de la longueur et de la largeur de la tête, longueur de l'oreille droite, celle de la coudée gauche, etc. En 2012, le Conseil d'Etat avait franchi une première étape, en abrogeant le «carnet de circulation». Le dernier reliquat de cette disposition d'exception - dénoncée jusqu'à l'ONU - est en passe d'être liquidé. L'Assemblée nationale doit examiner ce mardi une proposition de loi du député socialiste Dominique Raimbourg, déjà validée en commission. Objectif : supprimer le «livret de circulation» pour les gens du voyage, héritier du «carnet», mais aux obligations un peu moins contraignantes. Une «très bonne nouvelle», selon Fernand «Milo» Delage, le président de France-liberté-voyage. Une mesure «juste» et «utile, car elle affirme la pleine citoyenneté d'une composante de la population française», d'après la Fédération nationale des associations solidaires d'action avec les Tsiganes et les gens du voyage (Fnasat).
Calé dans un siège au pied de sa caravane, Grégory, «français itinérant» comme il se définit, est plus mesuré. Le livret de circulation, ce «casier judiciaire portable», est bien entendu «discriminatoire». «Mais il forge aussi notre identité, nous donne un statut», explique ce pasteur-couvreur, qui ne veut pas donner son nom, de peur de voir du boulot lui passer sous le nez. Depuis une semaine, son groupe, près de 200 personnes, est installé sur un terrain de Chaumes-en-Brie (Seine-et-Marne), derrière le stade.
Ces derniers jours, le quadragénaire, père de deux petites filles, multiplie les interviews pour expliquer ce que représente le fameux document. Il sort le sien, couleur beige clair. «Livret spécial de circulation», lit-on sur la couverture, assortie d'un numéro individuel. Suivent une vingtaine de pages, où sont déclinées l'identité du titulaire (et quelques «signes particuliers» - cheveux, yeux, teint, corpulence -), ainsi que les dates de renouvellement. Grégory est plutôt chanceux : enregistré comme «forain» au registre des métiers, l'homme ne doit faire viser le livret au bureau des étrangers de la préfecture de Nanterre «que» tous les cinq ans. Il s'agace : «On est pourtant Français depuis six siècles !» En cas d'oubli et de contrôle de police, il risque une amende.
Toutouyo Gorgan, installé du côté d'Arles, a longtemps connu le «carnet de circulation», aux dispositions encore plus strictes. Les contrôles appartiennent à son quotidien depuis l'enfance. Toulousain d'origine, ce gaillard de 53 ans se souvient de ses parents qui devaient faire viser à chaque mouvement leur «grand carnet», le livret anthropométrique alors en vigueur. La famille Gorgan voyage en permanence, de Bordeaux à Lille en passant par la Suisse, pour travailler le métal. Les 90 pages du carnet «étaient vite pleines», se marre-t-il aujourd'hui. A l'époque, c'est plutôt la pression qui l'emportait, celle de voir débarquer les policiers, qui tapaient sur les caravanes pour réveiller tout le monde.
«Mauvais souvenirs»
Toutouyo hérite de son premier carnet de circulation à l'âge de 16 ans. Dans le petit fascicule marron qu'il a conservé, la photo d'identité montre un homme solide aux cheveux pas encore blancs. «Là, il n'y a que la photo de face, précise-t-il. Sur les documents d'avant, il y avait aussi les profils. Et tous les détails.» Les tatouages, les grains de beauté, les cicatrices… Sur le document de Toutouyo, seule sa taille apparaît, 1,61 mètre. Et son vrai prénom, Henri. «Mais personne ne m'appelle comme ça, corrige-t-il. Et des Toutouyo, il n'y en a qu'un !» Les pages qui suivent sont frappées des tampons de l'administration française. Normalement, les gens du voyage devaient se manifester tous les trois mois, mais le carnet de Toutouyo révèle quelques oublis. Savas, sa femme, se souvient des angoisses que cela entraînait. «Quand on se rendait compte qu'on avait oublié, on avait peur d'y retourner de peur du procès.» Elle aussi avait son carnet personnel, «mais un jour, de colère, je l'ai découpé».
Dans la communauté des gens du voyage, les plus anciens sont presque fatalistes à l'heure d'évoquer ce document. «Pour eux, c'était normal. Les gadjé [les non-Tsiganes, ndlr.] ont dit qu'il fallait l'avoir, alors ils l'avaient, se souvient Grégory. Mais pour beaucoup, cela rappelait de mauvais souvenirs.» Pendant la Seconde Guerre mondiale, le carnet anthropométrique a grandement facilité le travail du régime de Vichy pour enfermer les nomades dans des camps de concentration. Vorachana, la tante de Toutouyo Gorgan, a été internée en 1943 à Saliers, près d'Arles. Certains ne seront libérés que bien après la Libération, en 1945-1946. Le carnet anthropométrique, lui, subsistera jusqu'en 1969, date à laquelle il sera remplacé par les carnet et livret de circulation.
«C'est la même politique raciale qui est menée depuis 1895 et jusqu'à nos jours», résume Gigi Bonin, le président de l'association des fils et filles des internés de Saliers. S'il se réjouit de la suppression du livret, pour lui, «ce n'est qu'un symbole qui ne doit pas cacher les vrais problèmes». Grégory est sur la même ligne. Il a l'impression que l'Etat fait «plus ça pour lui que pour nous». Pour se déculpabiliser, en somme. «Demain, je serai toujours tsigane. Est-ce que je pourrai avoir une carte d'identité ? Vais-je toujours payer mon assurance bien plus cher qu'un sédentaire ? Sera-t-il possible de scolariser mes enfants sans problème ? Il faut des garanties.»
«Monde des Gadjé»
Une question encore plus cruciale accapare les réflexions : les places disponibles dans les aires d'accueil pour les gens du voyage. La loi Besson de 2000 oblige chaque commune de plus de 5 000 habitants de se doter d'un terrain pour les populations nomades. Quinze ans plus tard, le passage de la théorie à la pratique s'avère délicat. L'an passé, seuls 18 des 96 départements métropolitains remplissaient leurs objectifs. Et encore, note Grégory, ces «aires ne répondent pas toujours aux besoins» : certaines sont trop chères (300 à 400 euros par mois pour un emplacement), d'autres ne comptent que quelques places, ou sont «mal faites», bitumées et entourées de grillages.
La proposition de loi de Raimbourg prévoit de renforcer le pouvoir des préfectures, qui pourraient se substituer aux municipalités récalcitrantes. Mais Grégory s'inquiète : «Aujourd'hui, les aires sont ouvertes aux titulaires d'un livret de circulation. Je crains que demain, un petit clochard ou des Roms puissent s'y installer.» Les gens du voyage, dont la communauté française est estimée autour de 400 000 personnes, souhaitent pouvoir conserver leur culture, faite d'itinérance, épisodique ou non. «C'est une barrière de protection face au monde des gadjé, assure Grégory. On veut que nos jeunes voyagent car ça les tient éloignés des gens pas fréquentables.» A l'inverse, lorsque des familles comme celle de Toutouyo cherchent à se sédentariser, ils n'ont aucune solution, par manque de place.
Pour l'instant, le nombre de voyageurs susceptibles d'être domiciliés dans une commune ne peut excéder 3% de sa population. Un quota que la proposition de loi propose de supprimer. «Nous demandons une égalité de droit, car nous sommes des Français comme les autres, et le respect de notre mode de vie qui peut être sédentaire, semi-sédentaire ou voyageur, insiste Gigi Bonin. Pourquoi voudrait-on nous imposer l'un ou l'autre ?» Pour lui, la question du logement est cruciale car de cela «découle l'ensemble des droits communs : santé, éducation, citoyenneté». La solution, estime-t-il, serait de reconnaître le droit au logement en caravane. Mais selon lui, la récente loi Alur et les directives à venir ne vont pas dans ce sens. «Il y a une complexification administrative qui est là pour décourager, notamment pour ceux qui souhaiteraient se sédentariser, assure-t-il. Or, le corollaire du voyage, c'est de pouvoir stationner.»