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Interview

Sophie Avarguez et Aude Harlé : «Les clubs apparaissent comme le dernier "bastion" masculin»

Les sociologues Sophie Avarguez et Aude Harlé ont enquêté un an à La Jonquera, une ville frontalière espagnole qui tolère les clubs de prostitution. Là-bas, 80% à 90% des clients de prostituées sont français. Les deux chercheures montrent comment ce «laboratoire», peu ordinaire, façonne les représentations des rapports sociaux entre hommes et femmes.
publié le 9 juin 2015 à 19h06

À la frontière franco-espagnole, la petite ville de La Jonquera ne compte que 3 000 habitants. Mais 400 commerces, 46 restaurants, un centre commercial de 12 000 m2 et le plus grand bordel d'Europe autoproclamé : 120 prostituées et une capacité d'accueil de 600 personnes. De nombreux français viennent faire leurs courses dans ce temple du discount, et profiter de la législation espagnole qui, contrairement à la France, tolère les «puticlubs» - les clubs de prostitution. Sophie Avarguez et Aude Harlé, toutes deux maîtresses de conférence à l'université de Perpignan (Pyrénées-Orientales), ont recueilli les témoignages d'habitants de La Jonquera, mais aussi de jeunes - femmes et hommes - sur le versant français de cette zone frontalière. Comme d'autres chercheurs, elles ont été auditionnées, en 2013, par la députée Maud Olivier, rapporteure de la loi sur la pénalisation des clients qui repasse vendredi à l'Assemblée nationale.

«D’emblée, les puticlubs nous ont été présentés comme des lieux réservés aux hommes. Ils sont d’abord et avant tout "une histoire d’hommes". On est dans une conception exclusivement hétérocentrée de la sexualité, où seules les femmes se prostituent et où la clientèle est pensée comme exclusivement masculine. Les clubs apparaissent comme le dernier "bastion" masculin, ce qui le rend particulièrement attractif. Les jeunes précisent que les lieux exclusivement masculins tendent à disparaître au nom de la mixité et de l’égalité des sexes : armée, rugby. Les clubs permettent d’attester et de légitimer un privilège qui repose sur une idéologie naturaliste des rapports sociaux entre hommes et femmes : ils entretiennent l’idée reçue selon laquelle les hommes auraient des besoins, des pulsions sexuelles irrépressibles.

«Ces lieux mettent au cœur de leur fonctionnement l’adage "le client est roi" (il dispose, il exige, il fait ses choix) et le plaisir de la consommation dans une zone frontalière perçue comme un duty free à ciel ouvert : marketing soigné, "offre" abondante, diversifiée et à bas prix, etc. La prostitution qui s’y déploie est en réalité alégale : elle ne s’inscrit dans aucun cadre juridique. Les femmes prostituées n’ont ni statut (celui de travailleuse du sexe) ni droits afférents. Pourtant, les clubs misent sur l’apparente réglementation de leur activité, qui ferait de ces lieux des entreprises de services comme les autres.

«Ils offrent ainsi une image lisse et euphémisée de la prostitution. Dans les discours, tout se passe comme si prostitution de rue et prostitution en club appartenaient à des mondes distincts. Il y aurait d’un côté la rue unanimement dépréciée : les femmes sont perçues comme étant sous la coupe de proxénètes, exerçant leur activité sans hygiène ni sécurité. Les clients sont dépeints par les jeunes à travers la figure du "pauvre type" solitaire. De l’autre côté, la prostitution en club serait, à leurs yeux, une prostitution majoritairement libre et volontaire. Les jeunes soulignent sa dimension festive et collective : c’est une expérience qui se vit et se partage par la suite en groupe. Pourtant, en club comme dans la rue, les prostituées de La Jonquera sont dans la grande majorité des femmes migrantes (roumaines, bulgares, nigérianes) plutôt jeunes (18-30 ans). Un réseau de traite des femmes a été démantelé dans l’un des puticlubs de la ville.

«Les femmes des environs, elles, sont mises à l'écart des puticlubs. En parallèle du discours sur "les besoins" sexuels des hommes, la sexualité des femmes est tue, invisibilisée ou renvoyée à l'idée d'une sexualité au service du plaisir des hommes. Les jeunes femmes n'échappent pas aux publicités diffusées dans le département et aux discours des jeunes hommes revenant de leurs virées. Les phrases du type "pour 50 euros, tu as une fille" ou "tu peux toutes les avoir" diffusent l'idée d'un plaisir issu de la chosification des femmes. Il y a un angle mort scientifique sur le vécu des femmes dans un contexte de banalisation de la prostitution transfrontalière. Celui-ci est difficile à recueillir et très complexe. Il peut mêler de l'incompréhension, de la culpabilité, le sentiment de ne pas être à la hauteur pour satisfaire un partenaire sexuel et la volonté de se distinguer des femmes prostituées en s'affichant à tout prix plus "vertueuse"».