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Libération
Récit

L'affaire Carlton n'a pas eu lieu

Treize des quatorze personnes poursuivies dans l’affaire de proxénétisme aggravé dite du Carlton ont été relaxées vendredi, à Lille. Retour sur un procès à scandales.
Dominique Strauss-Kahn, le 12 juin. (Photo Gonzalo Fuentes. Reuters. )
publié le 12 juin 2015 à 19h56

Ils avaient le sourire aux lèvres et la métaphore allègre. «Château de cartes écroulé» pour les uns, «naufrage de l'instruction» pour les autres, «Outreau du proxénétisme» chez les plus audacieux. Vendredi, à la sortie de l'audience de jugement du procès dit du Carlton, à Lille, les avocats des quatorze prévenus ne cachaient pas leur contentement. Dominique Strauss-Kahn, relaxé. Ses deux inséparables acolytes de partouze, David Roquet et Fabrice Paszkowski, également relaxés des poursuites de proxénétisme, et condamnés à de faibles peines pour des délits financiers. Le proxénète belge Dominique Alderweireld, alias «Dodo la saumure», relaxé. Les patrons de l'hôtel Carlton, relaxés. Pendant plus de deux heures, le président du tribunal correctionnel de Lille a égrené les motivations du jugement, prévenu par prévenu, dessinant la faillite des 35 tomes du dossier.

Issue annoncée en ce qui concerne l'ex-président du FMI, dont le parquet avait déjà réclamé la relaxe. Mais moins prévisible pour beaucoup d'autres - les deux représentants du ministère public ayant demandé des peines allant d'un an de prison ferme pour Dodo la saumure à des amendes de 1 500 euros. Dressé face à une foule de journalistes, Henri Leclerc, avocat de DSK, a résumé le sentiment général des robes noires en défense : «Il y a quatre ans, nous avons dit que ce dossier ne reposait que sur des critères moraux et non juridiques, qu'il n'y avait aucun fait de proxénétisme. Aujourd'hui, la justice a dit la même chose.» Un seul homme a été condamné pour ce chef, à un an de prison avec sursis : René Kojfer, le chargé des relations publiques du Carlton. Tête basse, il murmure qu'il est «le dindon de la farce».

«Tout ça pour ça», entend-t-on en boucle dans la salle des pas perdus. «Désaveu de l'instruction», aussi. Est-ce là la conclusion des explications données par le tribunal ? Que comprendre de ce jugement après quatre années d'investigations, de fuites et de scandale ?

«Prestation supplémentaire»

Pour y voir plus clair, il faut distinguer les deux galaxies du dossier. La première gravite autour de l'hôtel du Carlton. Elle réunit le directeur, Francis Henrion, le propriétaire, Hervé Franchois, et René Kojfer. Ce dernier avait pour mission d'apporter des clients à l'établissement. L'un de ses moyens : demander à son ami Dominique Alderweireld, tenancier de bordels en Belgique, de lui «fournir des filles», afin de motiver des hommes à réserver une chambre grâce à cette «prestation supplémentaire». Les témoignages attestant de ce procédé, ainsi que le fait que René Kojfer avait pour habitude de se «rémunérer en nature» en réclamant des passes gratuites, ont semble-t-il motivé sa condamnation. Le tribunal a en revanche estimé qu'il n'existait pas de charges caractérisées à l'encontre de Francis Henrion et Hervé Franchois. Il a également invoqué la «prescription» (ancienneté trop grande aux yeux de la justice) de certains faits retenus par l'instruction. Soulignant, à plusieurs reprises, que les juges d'instruction n'avaient pas choisi de poursuivre ces hommes pour «proxénétisme hôtelier» (fait d'abriter des actes de prostitution). Sous-entendant que, s'ils l'avaient été, le tribunal aurait peut-être vu les choses d'une autre manière. Quant au fameux Dodo et à sa compagne Béatrice Legrain, ils bénéficient, eux aussi, de la «prescription» et de «l'absence de preuves» d'un éventuel rôle «d'intermédiaire». L'autre galaxie du dossier est celle où apparaît Dominique Strauss-Kahn. Le lien se fait par l'intermédiaire de David Roquet, directeur d'une filiale du Pas-de-Calais du groupe de BTP Eiffage.

«Comportement de client»

Avec son ami Fabrice Paszkowski, proche de DSK, ils organisent à Paris, à Washington et en Belgique, des «soirées» destinées à satisfaire l'appétit libertin de celui qui est alors directeur du FMI. Les prostituées, rémunérées, sont choisies dans les carnets d'adresses de Dominique Alderweireld. Le financement des passes, transports et restaurants vient de notes de frais et factures faites aux sociétés de Roquet et Paszkowski. D'où leurs condamnations respectives à six mois de prison avec sursis pour escroquerie et quatre mois avec sursis pour abus de biens sociaux. Pour le reste, le proxénétisme, le tribunal a considéré que Roquet, Paszkowski et Strauss-Kahn n'avaient tous trois qu'«un rôle de client» puisqu'ils «participaient» aux relations sexuelles et «n'ont jamais perçu de commission». Le président est revenu sur l'argumentaire de DSK : ce dernier «prétend qu'il ignorait la présence de prostituées et leur rémunération». Mais «même s'il avait été au courant, il n'a fait que bénéficier d'une prestation sexuelle de groupe […]. Il a donc eu, comme les autres membres du groupe, un comportement de client».

Le tribunal a par ailleurs ajouté que d'éventuels faits commis à Washington «ne pouvaient être poursuivis» puisqu'il n'était compétent que pour les infractions «sur le territoire français».

Les quatre prostituées parties civiles au procès n'étaient pas présentes au tribunal. Aux journalistes qui lui demandaient de se faire le porte-parole de leur éventuelle «déception», leur avocat Gilles Maton a tenu à rappeler qu'elles n'avaient rien demandé. «Elles n'ont pas porté plainte. Au procès, poursuit-il, leur parole a été écoutée. Elles savent ce qu'elles ont vécu, la souffrance de la prostitution. Maintenant, beaucoup de gens en France le savent aussi.»