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Libération
Interview

«Les jeunes enfants des familles parties faire le jihad seront habitués à la cruauté»

Pour Amélie Boukhobza, psychologue clinicienne, les individus rentrés de Syrie ou empêchés de partir doivent être accompagnés sur trois niveaux psycho-sociaux.
Un homme célèbre la prise de la base aérienne de Tabqa par les combattants jihadistes de l'Etat islamique, le 24 août 2014 dans la ville de Tabqa, en Syrie. (Photo Reuters)
publié le 18 juin 2015 à 18h32

Amélie Boukhobza, psychologue clinicienne, doctorante a l’université de Nice-Sophia Antipolis sur le phénomène du jihad, intervient depuis 2012, avec l’équipe de l’association Entr’Autres, auprès de familles de présumés jihadistes en Syrie et en Irak.

La plupart des parents de jeunes partis en Syrie disent n’avoir rien vu venir. Pourquoi n’ont-ils rien détecté ? Quels sont les signes qui leur ont échappé ?

Lorsqu’il y a eu les premiers départs, les familles n’étaient pas forcément au courant du phénomène. Hormis quelques signes visibles tels que des changements esthétiques, vestimentaires ou alimentaires pour certains, qui ne sont en rien significatifs d’une radicalisation jihadiste, rien ne laisse présager un départ pour la Syrie. Aujourd’hui, les parents ou les proches sont beaucoup plus alertés, non seulement de par l’accélération du phénomène en termes de départs mais également par sa médiatisation. Toutefois, cela reste extrêmement complexe pour les familles de distinguer un durcissement de la pratique religieuse d’une entrée dans l’islamisme radical, les signes étant essentiellement discursifs et souvent dissimulés dans l’enceinte familiale.

A Nice, ces familles ont la possibilité de se réunir dans un groupe de parents solidaires suivi par votre équipe. Dans quel but ?

Leur implication dans le Groupe des parents solidaires (GPS) leur permet de ne pas rester seuls avec leurs inquiétudes, de confronter leurs expériences et d’en débattre ensemble. Enfin, ces échanges et rapports entre eux leur permettent de se soutenir les uns les autres et donnent sens à leur combat.

Quel suivi pour les présumés jihadistes rentrés de Syrie ?

En effet, certains individus sont rentrés de Syrie, d’autres empêchés au départ. Ils nécessitent une prise en charge extrêmement serrée, au cas par cas, sur le modèle de ce qui se fait au Danemark. Ce «mentorat contre-radicalisation» doit être envisagé, sur au moins trois niveaux : un premier niveau de «contre univers mental» afin de travailler à la déconstruction des discours idéologiques avec un mentor spécialiste de l’islam (non seulement par un travail sur des vidéos de propagande ou autour de certaines lectures, mais également dans un accompagnement au quotidien). Un second niveau d’accompagnement psychologique avec la présence d’un ou plusieurs psys mais également de politologues ou d’idéologues spécialistes du monde arabe contemporain. Et enfin un dernier niveau de réinsertion dans le lien social, vers la formation ou l’emploi, via une prise en charge par un conseiller en insertion. Ces trois niveaux peuvent être mis en place de façon simultanée, et non pas de façon chronologique.

Des parents rejoignent les groupes jihadistes en Syrie et en Irak en embarquant leurs enfants avec eux. Certains de ces gamins sont apparus dans des vidéos de l’EI, exécutant des prisonniers…

C’est très inquiétant quant à la future génération de jihadistes à venir, qu’il s’agisse des enfants en bas âge partis avec leurs parents en Syrie, ou pire encore tous les enfants qui sont nés là-bas, sur place, et qui naîtront encore. Leur cerveau va se construire au sein de cet univers, habitué à la cruauté et à la mort, désaffectivé.