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Libération

Débat public : toujours le même son de clash

La «fuite d’eau» de Nicolas Sarkozy ou l’hystérie générale autour de la réforme du collège repose la question de la qualité des débats en France. Jeux du cirque ou démocratie en action ?
publié le 19 juin 2015 à 19h26

«En France, on ne polémique plus : on assassine, on méprise, on tue, on détruit, on calomnie, on attaque, on souille, on insinue…» La sentence est signée Michel Onfray, philosophe harangueur prenant étonnamment la défense… d'Eric Zemmour dans leFigaroVox, en décembre 2014, au moment de son éviction d'i-Télé. Depuis, ces deux-là ont simulé un combat de boxe orchestré le 5 juin par Franz-Olivier Giesbert du Point. Nicolas Sarkozy, lui, a endossé jeudi le costume de l'humoriste devant une foule hilare, comparant l'afflux de migrants à une «grosse fuite d'eau» (lire aussi page 6). Consternation. Entre constats de violence absolue et punchlines ciselées pour buzzer sur Internet, le débat serait-il devenu les nouveaux jeux du stade, au risque de perdre toute substance ?

Horde de citoyens

Dernière polémique en date, la réforme du collège a été le lieu de tous les affrontements, entre élites anxieuses d'une décadence scolaire redoutée depuis Jules Ferry et parents angoissés. Encore vendredi, un ancien président de la République montait sur scène. «Mettre les élèves en difficulté au centre de ce système me semble une erreur capitale», a déclaré le père du collège unique, Valéry Giscard d'Estaing, au Monde. Le 28 avril, le philosophe Régis Debray ouvrait le bal sur France Inter : «Il faut de la discipline, d'ailleurs, la civilisation, ce n'est pas le Nutella, c'est l'effort !»

Le 30 avril, invitée de RTL, Najat Vallaud-Belkacem contre-attaquait face aux «mensonges absolus» de «pseudo-intellectuels» tels que Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, concernant le pseudo-enterrement du grec et du latin, ou l'affaiblissement de l'enseignement de l'allemand. Sans oublier la horde de citoyens échaudés, s'empoignant à coups de tribunes, tweets, manifs et cafés brûlants en salle des profs.

Si la même pièce de théâtre se rejoue en boucle, le débat de fond a-t-il vraiment eu lieu ? La ministre a été contrainte de travailler ses arguments, posant l'enjeu essentiel des inégalités scolaires, remettant en cause un système qui, sous couvert d'être égalitaire, se révèle élitiste. Au-delà de la parole «autorisée» s'est mise en place une immense agora, une sorte de «conversation démocratique», comme la nomment le sociologue Albert Ogien et la philosophe Sandra Laugier. Au risque que la parole dérape ? «Accomplir la démocratie, c'est avoir le courage de refuser de n'exclure aucune des multiples voix qui s'expriment - même les plus odieuses», estiment Ogien et Laugier. Et plus la prise de parole est multiple, plus l'intellectuel en place risque de se voir contester ! Il est facile alors d'incriminer un débat contaminé jusqu'à la caricature par les piaillements du Net et les clash formatés pour la télé de Laurent Ruquier. «Il faut être pour ou contre, explique Aymeric Caron, procureur sortant d'On n'est pas couché, dans le TéléObs du 23 mai. Le temps télévisuel est très court et fonctionne sur le principe de la punchline, presque du slogan.» Alors à qui la faute ? Aux réseaux sociaux, vraiment ?«On est obnubilé par Twitter alors que cela concerne une toute petite sphère au capital culturel et politique élevé», explique le sociologue Dominique Cardon (lire ci-dessous).

S’il y a eu glissement de forme (plus violente) et de temporalité (plus rapide), les bonnes controverses résistent quand, au milieu du trash, chacun détaille ses arguments des mois durant, permettant au citoyen de s’emparer d’un sujet. On se souvient en 2005 du débat sur le référendum européen qui s’était colporté de l’Assemblée nationale aux repas de famille. Aujourd’hui, c’est le mariage pour tous, la GPA, l’euthanasie ou la sortie de l’euro…

Psychanalyse sauvage

Pourtant, début juin, Valeurs actuelles titrait «On ne peut plus rien dire !» doublé d'une Marianne bâillonnée par un sparadrap en croix. Ne serait-ce pas le contraire, comme si la France était en AG permanente, avec parfois quelques électrochocs ? Dans Qui est Charlie ? (Seuil), le démographe Emmanuel Todd s'est livré à une psychanalyse sauvage de la nation : les millions de manifestants du 11 janvier seraient des égoïstes dominateurs et conservateurs. Emoi légitime. Pour le contrer, des chercheurs ont produit cartes et méthodologies. Le 4 mai, sur France Inter, alors que l'intellectuel se plaignait d'une ambiance «peu tolérante», il signale : «Je ne demande rien d'autre que d'avoir le droit de penser comme je pense.» Du Grand Journal à Ce soir au jamais, droit amplement exercé, monsieur Todd.