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Libération
Interview

Dominique Cardon «La controverse forme le débat public»

Même si sur Internet, la «joute porte moins d’attention aux arguments», le sociologue estime que ce choc des idées est salutaire.
publié le 19 juin 2015 à 19h26

«Le fait que le débat intellectuel soit polémique, antagoniste, qu’on se tape dessus, qu’on tire sur les arguments comme sur un élastique jusqu’à les rendre impossibles et improbables, c’est le propre des débats intellectuels depuis toujours ! Historiquement, on se souvient des débats entre Sartre et Camus. Finalement, c’est assez sain. La bonne controverse est essentielle au débat public.

«Sur Internet, les intellectuels - proches du pôle de la connaissance ou de l’académie - se font soit très rares, soit invisibles car ils restent dans des pôles spécialisés où personne ne va venir les déranger. Les essayistes chroniqueurs, au contraire, ont besoin de ce support, ils sont hyperactifs et visibles dans le petit monde de Twitter.

«Il faut arrêter de penser Internet comme un univers séparé des médias, c’est interdépendant. Les formats d’écriture des médias ont changé, il y a aussi plus de subjectivité. La question de la vitesse et de l’urgence est devenue centrale et crée des nouveaux formats dans la polémique intellectuelle parce que les coups s’échangent dans la seconde, on envoie des tweets, les soutiens se mobilisent, etc. Mais les médias traditionnels jouent aussi un rôle, parfois pervers : ce qui se dit sur une bonne partie de l’Internet n’est pas vu par grand monde. Quand quelqu’un qui a une grande visibilité fait remonter un contenu qu’il a sorti des caves de Twitter, ça crée une caisse de résonance très forte. Et l’information prend de l’ampleur pour les médias classiques.

«Internet favorise une guerre des clans, une personnalisation, une joute qui porte peut-être moins d'attention aux arguments. Mais la controverse forme le débat public car c'est à travers elle qu'on s'intéresse à un sujet jusque-là ignoré. Il faut des espaces dans lesquels un enjeu public est écartelé, déchiré, adopté par des acteurs qui ont des intérêts et des logiques contradictoires. Prenons les exemples du non au référendum européen et de la Manif pour tous : les gens ont décliné leurs arguments, il y a là quelque chose d'éducatif. Si la conversation est pacifique, on ne s'accroche pas au wagon. Par ailleurs, la valorisation de l'individu vient sans doute des réseaux sociaux, mais cela n'empêche pas forcément les bonnes controverses. Prenons l'exemple du livre Soumission, de Michel Houellebecq. La question qu'il pose vient d'ailleurs et suscite un débat sur le rôle de la fiction et de l'écrivain.

«Si l’heure semble davantage à la polémique dans certains médias, le débat d’idées trouve un nouveau public du fait de l’augmentation du capital culturel et de l’intérêt pour l’essayisme. On s’en rend compte lors de conférences organisées dans les théâtres ou les universités : la demande sociale est forte.»

Dominique Cardon est l’auteur de «la Démocratie internet : promesses et limites» (Seuil, 2010).