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Libération
interview

«Le bac est bien le seul moment où la constante macabre disparaît»

André Antibi, professeur émérite de mathématiques, milite pour une réforme du système d'évaluation scolaire, qui crée, dit-il, de «l'échec artificiel».
En 2013 à Strasbourg. (Photo Frederick Florin.AFP)
publié le 19 juin 2015 à 12h36

Un jour, «le déclic». Il s’en souvient comme si c’était hier. C’était en 1988. A l’époque, André Antibi enseignait les maths à l’université Paul-Sabatier, à Toulouse. Désormais à la retraite, il passe son temps à prêcher la bonne parole. La semaine dernière, il organisait un colloque, fier comme la justice d’avoir fait venir l’ancien ministre Benoît Hamon et Jean-Paul Delahaye, auteur d'un récent rapport sur «La grande pauvreté et la réussite scolaire».

Son propos tient en deux mots : «constante macabre». Avec le sous-titre, c’est mieux : selon lui, les enseignants auraient une propension à mettre des mauvaises notes indépendamment du niveau de l’élève. Une pratique très répandue, selon lui, de l’école à l’université. A une exception près : lors du baccalauréat que les profs s'apprêtent à corriger pour le cru 2015. Entretien.

Vous dites qu’une partie des mauvaises notes ne sont pas justifiées ?

Oui, on crée de l’échec artificiel. Surtout, sans que les professeurs n’en aient conscience ! J’étais comme eux, jusqu’au jour où j’ai compris. Inconsciemment, quand vous notez les élèves, vous avez tendance à faire trois piles : un tiers de bonnes notes, un tiers autour de la moyenne et un tiers de mauvaises… Imaginez qu’un professeur mette des excellentes notes à toute la classe, que penserait-on ? A quelques exceptions près (en musique et en arts), il serait taxé de laxiste. A commencer par les parents !

De fait, il y a toujours un pourcentage d’élèves dans une classe qui se retrouvent avec des mauvaises notes quoiqu’ils fassent. Ce que j’appelle la «constante macabre».

Êtes-vous certain que «cette constante macabre» soit si répandue ?

Oui. J’ai mené l’enquête en rencontrant plus de 3 000 enseignants dans 20 académies : et bien, après mes explications, 96% ont reconnu que oui, cette constante macabre existe. Et vous savez le plus dramatique dans cette histoire ? Ceux qui en pâtissent sont d'abord les élèves venant de milieu défavorisé. Ceux-là même dont les parents n’ont pas les moyens de payer des cours privés pour mieux déjouer les pièges lors des évaluations.

Est-ce un problème franco-français ?

Oui et non. Nous ne sommes pas les seuls, les malheureux pays qui se sont inspirés de notre modèle éducatif sont dans la même panade, peut-être même encore plus dans les pays africains francophones. Mais ailleurs dans le monde, on nous prend pour des fous, vous pouvez me croire.

D’où cela vient-il ?

Le facteur «tradition» est très puissant, et difficile à dépasser. Ensuite, je pense que nous faisons collectivement une confusion entre la phase d’apprentissage et l’évaluation. Tous les élèves n’apprennent pas à la même vitesse, c’est un fait. Mais bêtement, on transpose la même logique au moment de l’évaluation : on considère que tous les élèves ne peuvent pas réussir le contrôle. C’est une erreur fondamentale !

J’ai le souvenir que pendant des années, quand je préparais les sujets d’examen, si je le jugeais trop facile, j’avais tendance à le rallonger. Ou inclure des pièges… C’est idiot quand on y réfléchit, une évaluation n’est pas faite pour cela.

Est-ce le cas pour les épreuves du bac ?

Non, le bac est le seul examen de toute la scolarité où cette constante macabre a disparu. Cela n'a pas toujours été le cas, c'est vrai depuis une quinzaine d’années, quand la volonté politique a été affichée de démocratiser le bac. Des consignes ont été données : plus de «questions piège» dans les épreuves, et de nouveaux critères de notation. Je ne rentre pas dans la polémique des quotas de bonnes notes, ce n’est pas le propos, mais une chose est certaine : la constante macabre a disparu du bac. Mais depuis, vous entendez certains dire qu’on le donne à tout le monde… Alors que ce n'est pas du tout cela.

Faut-il absolument combattre cette «constante macabre» ?

Oui, ce dysfonctionnement pourrit notre système éducatif ! Des élèves se retrouvent en échec scolaire alors qu’ils ne le méritent pas. Avec toutes les conséquences que cela peut avoir : orientation subie, perte de confiance en soi, mal être à l’école… Il faut sortir de cette spirale. Il existe des solutions, j’en ai plein la tête. Par exemple, revaloriser les matières considérées aujourd'hui comme secondaires. Je ne vois pas en quoi un exercice de maths serait plus formateur que de jouer un instrument de musique. Ou encore organiser l'évaluation sur le principe du code de la route, où les élèves seraient interrogés sur des situations qu'ils ont vu en classe.