Dans la recherche urbaine de la dernière décennie, un des phénomènes les plus étudiés par les chercheurs et des plus commentés par les journalistes est la gentrification des villes-centres des grandes agglomérations françaises. Selon ce schéma, la France subirait un processus de relégation des populations les moins aisées vers les périphéries urbaines suite à la gentrification des villes-centres (ville sans sa banlieue), plébiscitées par les catégories socioprofessionnelles supérieures. L’agglomération parisienne, la plus peuplée de notre pays, en constituerait le modèle type, avec Paris intra-muros devenu un «ghetto de riches» s’opposant aux grandes banlieues lointaines et à «l’espace périurbain subi», lieu de déversement des catégories sociales les plus défavorisées. Le phénomène concernerait toutes les agglomérations françaises.
Cependant, les analyses des statistiques de la pauvreté en France semblent venir infirmer ce schéma, les villes-centres apparaissant plus pauvres que leur périphérie, comme vient de le montrer une étude de l’Insee publiée le 2 juin, qui rejoint les conclusions d’un travail que j’avais réalisé avec Gérard-François Dumont en 2011 pour la Cnaf (Caisse nationale des Allocations familiales) sur la géographie urbaine de l’exclusion dans les grandes métropoles régionales françaises. Ces résultats incontestables semblent contredire l’ensemble des recherches menées par la communauté scientifique jusqu’ici. Que se passe-t-il donc ? La communauté des chercheurs en sciences sociales se serait-elle fourvoyée sans s’en rendre compte ? Si certains scientifiques peu scrupuleux peuvent «trafiquer» leurs résultats pour coller à l’hypothèse qu’ils avancent, ce ne peut être le cas de tout le monde !
Le problème relève d’une question de sémantique, qui dénote l’intérêt d’un regard géographique dans l’analyse des processus sociaux. La gentrification décrite par les spécialistes est un phénomène concernant les centres-villes des grandes agglomérations, qui ne constituent, en principe, qu’une petite partie du territoire des villes-centres. Or, il semblerait que par un glissement sémantique, la gentrification a tendance à être appliquée par les médias et certains chercheurs, peu à l’aise avec les catégories statistiques de l’Insee, à l’ensemble du territoire de la ville-centre, le cas particulier de Paris étant extrapolé à l’ensemble des villes de notre pays.
Pourtant, dans la majorité des grandes agglomérations françaises (il y a des exceptions), la ville-centre abrite des quartiers extrêmement paupérisés, qui se situent bien souvent en périphérie du territoire communal : le Mirail à Toulouse, les quartiers Nord de Marseille, l’Ariane à Nice, le Neuhof et Hautepierre à Strasbourg, Borny à Metz, Pissevin à Nîmes, Monclar à Avignon, la Source à Orléans sont tous situés dans le périmètre de la ville-centre, ce qui ne signifie pas pour autant que leur centre-ville est paupérisé. En outre, les villes-centres concentrent les exclus dans des quartiers péricentraux non rénovés accueillant des immigrés primo-arrivants et/ou des marginaux, comme les sans-abri.
La gentrification des centres-villes apparaît donc comme un processus réel, mais dont l’ampleur est surestimée par les chercheurs et les décideurs politiques du fait d’un glissement sémantique le faisant changer d’échelle. La pauvreté demeure massive dans les grands ensembles des villes-centres des villes françaises.