Elle est assise sur sa chaise, tout devant, aux pieds des jurés. Enveloppée dans un long châle gris, le regard fixe. Elle tremble. «Je voudrais que vous nous parliez des bébés», dit la présidente de la cour d'assises. Dominique Cottrez s'approche du micro. Une toute petite voix, aiguë, désincarnée, sort de son corps de 160 kilos. «Le premier… Je m'aperçois que je n'ai pas mes règles. Après je sens ses mouvements et je me dis : "c'est pas possible". C'est quand il y a eu les contractions que j'ai compris que je devais accoucher. Je me suis allongée. Le bébé est venu. Je l'ai mis sur mon ventre. Je l'ai étranglé. Le deuxième…» «Attendez ! coupe la présidente. On ne peut pas passer aussi vite.» Dominique Cottrez a 51 ans. Entre 1989 et 2000, déjà mère de deux petites filles, elle a accouché seule de huit enfants et les a tués à la naissance.
Traumatisée par une sage-femme
Depuis jeudi, elle comparaît devant la cour d'assises de Douai pour meurtres avec préméditation. Elle a avoué son crime dès que les corps ont été découverts, en 2010. Les nouveaux occupants de l'ancienne maison de ses parents en avaient déterré deux en jardinant. Elle a dit qu'il y en avait six autres. La présidente lui parle d'un ton à la fois doux et ferme. «Je veux des réponses précises. Et je ne veux pas que vous me disiez le contraire trente secondes après, comme vous aviez fait pendant l'instruction. Est-ce que vous avez pensé à un avortement ?
- Non, j'avais trop peur d'être confrontée au regard d'un médecin.»
La veille, au premier jour du procès, Dominique Cottrez a expliqué avoir été traumatisée lors de la naissance de sa première fille par une sage-femme qui l'accusait d'être responsable, du fait de son surpoids, des difficultés de l'accouchement. «Vous dites que c'est difficile d'aller voir un médecin, mais vous vivez des choses bien plus difficiles. J'ai l'impression d'une inertie, vous êtes paralysée…
- Oui», dit Dominique Cottrez, qui répond oui à toutes les questions.
«J’avais peur que le bébé soit de mon père»
Pour le premier bébé tué, les contractions ont démarré alors qu'elle travaillait. Aide-soignante à domicile pour des personnes âgées, elle adorait son métier, qui lui donnait l'impression «d'être utile» : «Vous arrivez, ils se sentent mal, sont souillés. Vous repartez, ils sont bien.» En faisant la toilette de l'une, en aidant à marcher l'autre, elle encaisse les contractions.
«Vous n’aviez pas peur de perdre les eaux ?
- Si.»
Arrivée chez elle, elle s'allonge, accouche. La présidente poursuit l'impossible exercice de la cour d'assises : tenter de faire entrer dans les grilles de la rationalité un acte qui, si on le regarde en face, relève forcément d'une forme de folie. «Vous dites que vous avez mis le bébé sur votre ventre ?
- Oui.
- A la clinique, quand on pose l'enfant sur la mère, c'est pour créer un lien, le moment où il devient un être vivant avec sa propre identité. Vous le sentez, ça ?» Elle pleure. «Oui. Mais je suis toute seule.» Elle entend l'enfant «se moucher», «serre avec les mains, relâche, serre encore» . Ne coupe pas le cordon ombilical. Placenta et bébé restent liés, enfouis dans le même sac plastique, caché dans la garde-robe de sa chambre.
Les cadavres emballés dans plusieurs sacs superposés resteront cinq années dans la pièce, à quelques mètres du lit conjugal. «Quand vous êtes ensuite dans votre chambre, et que vous voyez ce sac avec ce bébé dedans, comment vous réagissez ? relance la présidente.
- Je le vis très mal. Mais je pense aussi qu'à ce moment-là je n'avais pas d'autre solution.» La magistrate hausse la voix : «En quoi le fait d'avoir un troisième bébé est à ce point insupportable ? Quand on n'a pas le choix, c'est qu'on a un précipice devant soi ! Quel est votre précipice à vous ?»
Dans le micro, on entend les larmes de Dominique Cottrez. «Je crois que c'est mon père… J'avais peur que le bébé soit de mon père.»
La présidente se radoucit. «Vous y avez pensé ?
- Oui.»
Au septième mois de l'instruction, Dominique Cottrez a révélé avoir été violée enfant par son père. Petite dernière d'une fratrie de cinq, elle passait son temps avec lui à la ferme. La première fois, elle avait 8 ans, dans une grange à foin. «Ça s'est arrêté» , dit-elle, à l'adolescence. Puis a repris après la naissance de sa première fille. Mais cette fois, assure-t-elle, elle était «consentante» : «J'aimais mon père.»
C'est au tour des avocats des parties civiles. Yves Crespin, qui représente l'association L'enfant bleu, hurle : «Comment peut-on n'avoir pas d'autre solution que de tuer ? Vous avez au moins souhaité autre chose ?»
Les sanglots sont plus forts dans le micro. «Oui, j'ai espéré qu'il y ait quelqu'un qui s'en rende compte et qui puisse m'en parler.
- Ça aurait changé quoi ?
- Il m’aurait emmenée chez le médecin. Il m’aurait poussé à faire les examens. Il serait venu avec moi.»
Le mari de Dominique Cottrez et leurs deux filles, à Douai jeudi (photo Aimée Thirion).
Ce «il» tant attendu, jamais nommé, cet espoir d'intervention providentielle dont elle n'a cessé de parler pendant l'instruction, difficile de ne pas y voir la personne de son mari. Les yeux se tournent vers sa longue silhouette fine, en sweat gris, baskets et jean noir. Pierre-Marie Cottrez, 52 ans, menuisier au chômage. Ils se sont connus en boîte de nuit. A 18 ans, Dominique, déjà complexée par son poids, «restait assise» tandis que ses copines dansaient. Elle tombe immédiatement amoureuse de cet homme qui l'embrasse «gentiment», lui «tient la main» en ville sans crainte des regards. Ils se marient trois ans plus tard. A la barre de la cour d'assises, Pierre-Marie Cottrez parle d'un timbre pâteux. La présidente le secoue : «Votre femme, elle fait les courses, le ménage, la cuisine, elle s'occupe des enfants, elle tient les comptes.
- Oui, c'est une femme qui faisait tout, marmonne-t-il.
- Vous, vous travaillez, et après vous rejoignez les copains pour boire un coup ?»
- Oui.» Interrogé sur leurs relations sexuelles, il baisse la tête. «Oui», il lui arrivait de réveiller sa femme endormie pour avoir un rapport. «Oui», il insistait, «forçait un peu» quand elle n'avait pas envie.
L’odeur des sacs dans la chambre
Lorsque Dominique Cottrez a perdu les eaux dans le lit conjugal, est allée accoucher dans les toilettes à trois pas, lui n'a «rien vu, rien entendu». Lorsque la plaquette de pilule a disparu définitivement de la table de nuit, que les règles de sa femme se sont arrêtées, que son ventre, ses seins ont durci, il n'a «rien remarqué» non plus. Les sacs dans sa chambre à coucher contenant les corps des bébés, il ne les a «pas repérés». L'odeur qui s'en dégageait, il ne l'a «pas sentie». A trois reprises pendant l'instruction, le procureur a demandé sa mise en examen. Puis a laissé tomber. Peut-être parce que la jurisprudence qui permet de juger aujourd'hui ces meurtres de nourrissons normalement prescrits impose que les faits aient été dissimulés jusqu'à la découverte des corps en 2010 - donc que personne n'ait été au courant des grossesses et accouchements. «Votre femme n'a-t-elle pas des raisons de vous en vouloir ? l'interroge Rodolphe Costantino, avocat d'Enfance et Partage, partie civile. Quand on a vécu auprès de quelqu'un qui ne vous regarde pas, qui ne se rend compte de rien !
- Peut-être», bredouille le mari.
L'avocat se tourne vers Dominique Cottrez. «Est-ce que vous vous sentiez délaissée ?
- Oui, répond-elle, comme toujours, mais cette fois elle poursuit. J'étais seule, il était tout le temps parti.
- Est-ce que vous aviez envie de lui donner les enfants que vous portiez, Madame ?»
La réponse est un souffle : «Non.»