Menu
Libération

La pensée unique du porno

Le documentaire d’Ovidie, ex-comédienne du X, souligne l’injonction tyrannique à mener une sexualité abondante et conforme. Le règne de la copulation standardisée ?
publié le 28 juin 2015 à 19h16

Enfin ! Enfin un documentaire télé, sur une chaîne généraliste, tente d’explorer l’épineuse question de l’injonction pornographique. Car en matière de sexe, une injonction, aussi impérieuse que toute autre injonction, a succédé à une autre. C’est la thèse de l’excellent documentaire de l’ex-comédienne porno, écrivain et réalisatrice Ovidie, diffusé dans Infrarouge sur France 2. Autrement dit, à la diabolisation judéo-chrétienne de la sexualité, a succédé, après 68, puis décuplée par le porno gratuit en ligne, mais aussi par la dispersion de la représentation porno, l’injonction non moins tyrannique à mener une sexualité abondante, heureuse, et surtout conforme.

Conforme ? A naviguer sur la plateforme hégémonique du porno mondialisé Youporn, de vidéo en vidéo, on doit bien établir un constat navrant : à perte de vue, c’est le règne de la copulation unique, aussi implacable que la pensée unique en économie. Le menu unique inclut dans l’ordre : en entrées immuables, fellation et cunnilingus (ce dernier ingrédient en option) ; en plats de résistance, position du missionnaire et levrette ; et en dessert, l’incontournable éjaculation faciale en gros plan et à ciel ouvert, équivalent en pornlangue de la crème caramel ou de l’île flottante, sans laquelle il n’est pas de rapport réussi. Toute variante (interracial, plans à trois, plans à quatre, gang bang, jeunes et vieux, transsexuels, gros seins, romantiques, rousses, etc.) est évidemment admise - le système repose, rappelons-le, sur le libre choix du consommateur - mais renvoyée dans le classement par «catégories», l’essentiel étant que tout acte sexuel pratiqué sur la planète puisse être classé dans une catégorie, et surtout pas entre les catégories.

Oui, cette représentation canonique de la sexualité a imprégné non seulement l’esthétique publicitaire et les codes de la télé-réalité, mais les comportements. Si l’âge moyen du premier rapport sexuel est resté stable aux alentours de 17 ans, en revanche, dès l’adolescence, explique le documentaire d’Ovidie, la pratique de la fellation s’est généralisée. La sodomie hétéro, si elle n’est pas encore devenue norme, serait pour sa part en passe de le devenir. Quant à la bisexualité, son seuil de tolérance a fortement augmenté - à condition toutefois que les expériences bisexuelles se limitent à un égarement passager. La bisexualité «institutionnelle» reste gênante. Encore cela ne vaut-il que pour la bisexualité féminine. La bisexualité masculine est taboue.

Ce constat fait, comment se libérer de cette injonction ? En encourageant la production d’alter-porno, de porno «éthique», répond Ovidie, pionnière de la réappropriation du porno par les femmes, dans la lignée des «féministes pro-sexe» américaines. Un «autre porno» ? Plus facile à dire qu’à faire. Que pourrait être un porno «éthique» ? D’abord, bien entendu, une production plus respectueuse de ses comédiens. Une production qui les paierait correctement, et leur ferait signer des contrats dans lesquels figurerait la liste extensive des pratiques qui leur seront demandées pendant le tournage, sans mauvaise surprise.

Mais dans le corps de l'œuvre, si l'on ose dire, comment un porno «éthique» peut-il se différencier d'un porno ordinaire ? Une scène de masturbation ou de fellation est-elle plus «éthique» simplement parce qu'elle est plus longue, et ne débouche pas dans les trois minutes réglementaires sur l'éjaculation fatidique, après un tour du propriétaire ? Montrer des protagonistes plaisantant entre eux de manière détendue pendant l'action, voire, pourquoi pas, discutant de la dette grecque, montrer un comédien masculin en panne d'érection, montrer un rapport sexuel qui continue après l'éjaculation, comme on le voit dans un récent film d'Ovidie, suffit-il à construire un film «éthique» ? Peut-il exister des manières féministes de filmer des pratiques habituellement connotées dégradantes pour les femmes, comme une éjaculation faciale ? Et osons poser la question : que devient alors la première qualité exigée d'un porno, qu'il soit un support masturbatoire ? L'esthétique, l'éthique et le masturbatoire sont-ils compatibles, s'excluent-ils l'un l'autre ? Aucune réponse générale à ces questions. Telle est la puissance de l'outil, qu'il n'est pas évident que l'on puisse desserrer l'injonction. Tout au moins peut-on la diversifier, et créer le débat, en prenant du champ.