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Libération

Une marque par-dessus tout

Le nom choisi par le service de VTC Uber est déjà passé dans le langage courant. Etape essentielle pour l’avenir d’une entreprise.
publié le 30 juin 2015 à 20h16

Le mot allemand «über» est passé dans l'anglais populaire, avec ou sans tréma, par la grâce des jeux vidéo. Et du coup en français : Uber Pokemon est «le plus haut tier jouable», vous explique-t-on au pays de Malherbe. On s'en doute, il n'est pas encore entré dans le dictionnaire de l'Académie. Si l'on tape «uber» dans son moteur de recherche, on découvre un «Rapport sur les prix de vertu» lu en séance publique par Ernest Lavisse en 1916 : «L'Allemagne use, à tout propos, du mot "über" ; elle a inventé le surhomme, le surpeuplé, le peuple "au-dessus".» Mais voilà, par la grâce d'une start-up américaine, «uber» est d'un coup de baguette magique entré dans toutes les têtes. Que vous le vouliez ou non, c'est un cas (pendable) de «disruption» - et pas seulement sémantique.

Le mot «disruption» est entré simultanément dans les langues française et anglaise en 1997. A cette date paraît (en français) Disruption, un ouvrage du publicitaire Jean-Marie Dru, aujourd'hui chairman de TBWA. Sous-titre : Briser les conventions et redessiner le marché. Le succès marketing d'une entreprise, explique-t-il, tient à sa capacité de développer une idée «en rupture» avec les pratiques du moment. Exemples phares : Nike, Ikea et, bien sûr, Apple. Au même moment paraît aux Etats-Unis un livre d'un professeur à la Harvard Business School, Clayton Christensen, «le Dilemme de l'innovateur». Best-seller mondial - bien que non traduit en français -, ce livre fera de la disruption, en anglais, une tarte à la crème des discours et cours de management dans les pays anglo-saxons. Mais paradoxalement pas en France, où le mot n'a jamais pris.

Alors que Jean-Marie Dru mettait l’accent sur la dimension marketing du processus, Christensen, lui, insistait sur la rupture technologique. Son constat de base : le géant industriel le mieux établi avance comme un paquebot sur son aire, il ne voit pas arriver le produit ou service malin qui exploite une technologie nouvelle et quand celui-ci commence à inonder le marché il est trop tard pour réagir. Typiquement : l’ordinateur portable face à IBM et DEC, le MP3 et les maisons de disques, la photo numérique, Kodak et Polaroid, l’iPhone et les fabricants de mobiles. Le lien entre marketing et technologie est souvent plus qu’intime, comme en témoigne l’iPhone, dont d’ailleurs Clayton Christensen, sacré en 2013 «penseur business» le plus influent du monde, avait prédit l’échec. En outre, témoin Amazon, la technologie n’est souvent qu’un moyen au service d’une idée organisationnelle. C’est précisément le cas d’Uber, qui exploite la téléphonie Internet pour «disrupter» l’industrie des taxis.

Uber s’est installé dans plus de 300 villes dans une soixantaine de pays et la valeur de l’entreprise pourrait atteindre prochainement les 50 milliards de dollars. Partout, elle se heurte aux traditions et réglementations locales et parfois doit faire marche arrière, mais sa force d’attraction et la souplesse géniale du concept devraient lui garantir un succès mondial. D’autant qu’il ne s’agit pas seulement des taxis : c’est tout le marché des transports et des livraisons à la demande qui est visée.

Un élément essentiel d'une «disruption» réussie est l'ampleur de l'écart avec le service rendu par les entreprises ainsi bousculées. Le choc créé par Uber sur la communauté des taxis parisiens est plus fort qu'à Londres, parce que la qualité de nos taxis est inférieure à celle des cabs. A Tokyo, la qualité des taxis est telle qu'Uber a choisi de s'associer avec eux.

Mais, bien sûr, la supériorité du service rendu n'implique pas forcément un gain de qualité à tous égards. Le grand commerce a largement tué le commerce de proximité et donc une forme de qualité de vie. Amazon est l'ennemi numéro 1 des librairies de quartier. La presse écrite s'est trouvée confrontée à deux formes de disruption : l'écart du service rendu, pour les annonceurs, entre le papier et le numérique, et, pour les internautes, entre les moteurs de recherche et le papier. Résultat : une menace globale sur la qualité de l'information. La disruption ne s'en prend donc pas seulement aux rentes de situation et aux esprits poussiéreux. Comme toute technologie nouvelle, elle peut dégrader ou détruire. Du coup, elle invite à réagir, à innover, c'est-à-dire à disrupter, mais en sens inverse. Uberdisrupter, peut-être ?