Tout est une question de timing. Patrick Baudouin, l’avocat des familles des victimes, avait prévenu dès le début de la conférence de presse tenue dans la chaleur moite de son bureau parisien : la chronologie des faits est la clé de cette affaire. Dix ans après l’ouverture d’une enquête en France, et après de nombreuses demandes restées vaines, les magistrats Marc Trévidic et Nathalie Poux ont pu se rendre en octobre sur le site de Notre-Dame-de-l’Atlas de Tibéhirine pour exhumer la tête des sept moines assassinés au printemps 1996.
Les autorités algériennes ont beau avoir mis des bâtons dans les roues des experts français une fois sur place, ces derniers affirment que la date de leur décès ne colle pas avec la théorie officielle d'Alger. L'étude des photos de la décomposition des têtes pointerait vers un décès entre le 25 et le 27 avril 1996, soit près d'un mois avant la date officielle fixée au 21 mai, date du communiqué du GIA qui annonçait l'exécution des moines. De quoi mettre du plomb dans l'aile de la version des faits des autorités algériennes, présentée comme une certitude : les coupables uniques sont le GIA, dont leur chef, Djamel Zitouni, aurait voulu renforcer son autorité sur la région. Une vision déjà jugée «pour le moins simpliste» par l'avocat des familles. Les nouveaux éléments ne peuvent qu'accroître les interrogations.
Autre révélation troublante des experts : ils considèrent aujourd'hui avec «quasi-certitude» que les moines ont été décapités post-mortem. Les lésions ou entailles observées dans les sept cas sont «compatibles» avec une décapitation après la mort, ce qui pourrait accréditer la thèse d'une manipulation pour dissimuler les causes réelles du décès et faire croire à l'implication des islamistes. Une décapitation après la mort qui interroge d'autant plus que les têtes, retrouvées au bord d'une route le 30 mai 1996, ont sans doute été exhumées pour être de nouveau enterrées. «Des éléments botaniques et la présence de terre différente de celle du cimetière de Tibéhirine observé dans et sur les crânes» pointeraient vers une première inhumation, explique l'avocat. Cependant, «en l'absence des corps», qui n'ont jamais été retrouvés, la cause des décès «ne peut pas être affirmée». «Des lésions évocatrices d'égorgement ont été retrouvées chez trois d'entre eux, égorgement suffisant pour être à l'origine directe de la mort», notent-ils aussi. En revanche, aucune trace d'impact de balle ou de coup, fragilisant la thèse d'une bavure policière.
Nouveau rapport de force
Ces réponses sont des demi-satisfactions pour les familles qui s'interrogent face aux réticences des autorités algériennes sur place. En octobre 2013, après plusieurs faux départs, le magistrat du pôle antiterroriste Marc Trévidic avait pourtant enfin obtenu un accord de principe des autorités algériennes pour assister à l'exhumation des têtes des moines enterrées à Tibéhrine et à leur autopsie dans le but de faire de la lumière sur leur assassinat. Mais, comme l'explique Me Baudouin, une fois arrivés sur place, à l'automne 2014, les choses ne se passent pas comme prévu pour les experts : les Français ne pourront pas utiliser leur matériel ou auditionner de témoins. Ils seront de simples «observateurs» et ne pourront rapatrier aucun prélèvement sur le territoire français, provoquant la colère des familles qui avaient dénoncé une «confiscation des preuves».
Susceptibilité nationale ou réelle dissimulation ? En tout cas, excédés par le manque de coopération, «[les experts] ont failli claquer la porte. Mais ils ne pouvaient pas laisser les Algériens tous seuls», explique Me Baudoin. Au fil des jours, la situation «se détend» selon l'avocat. «Il y a quand même un aspect spirituel à ces recherches qui a gagné tout le monde». Les Français, qui n'ont vraisemblablement pas pu toucher aux dépouilles, restent tout de même présents tout le long de la semaine, et travaillent à partir de leurs constatations sur place. Ils finissent par récolter assez d'éléments pour mettre à mal la version officielle soutenue par les autorités algériennes.
Les juges français espèrent maintenant rétablir un nouveau rapport de force avec les autorités algériennes. «La balle est dans leur camp, affirme l'avocat. Il faut laisser le temps au temps. L'Algérie d'aujourd'hui n'est pas celle de demain. Ceux qui sont au pouvoir et qui étaient présents au moment des faits prennent de l'âge. Ils ne seront bientôt plus là. A ce moment-là, peut-être que le couvercle de la marmite sautera.»