Achaque attentat, ceux de janvier comme les derniers de juin, la France ne cesse d'en appeler à la République et de reconsidérer son rapport aux étrangers. L'historien Patrick Weil vient de publier le Sens de la République (Grasset) avec le journaliste Nicolas Truong. Un livre qui dégonfle les paniques et les envolées sur une France qui n'aimerait pas l'autre.
Sommes-nous engagés dans une «guerre de civilisations» comme le dit le Premier ministre ?
Associer le criminel qui a sévi dans l’Isère à une civilisation, c’est lui donner toute une importance qu’il recherche. Or, cet homme est à l’inverse de la civilisation. C’est un barbare, puisque toutes les civilisations, qu’elles soient occidentales ou orientales, interviennent justement pour juguler les pulsions de mort et interdire de se faire justice soi-même. La plupart de ceux qui ont mené des attaques terroristes en France correspondent en fait à la figure du «perdant radical» décrite par l’écrivain Hans Magnus Enzensberger. Invisible, attendant son heure, il veut mourir en tuant le plus possible tout en attirant l’attention du monde entier qui ne s’était jamais intéressé à lui. Je range dans cette catégorie aussi bien Andreas Lubitz, le copilote de la Germanwings, qu’Anders Breivik, le terroriste norvégien d’extrême droite, et bien sûr Mohammed Merah et les frères Kouachi. Trouver refuge dans un groupe radical, religieux ou non, décuple leur force. Mais, il ne faut pas associer ces «perdants radicaux», avec la montée de la religiosité en France. La foi de ces tueurs est souvent récente, elle n’est pas la cause mais, instrumentalisée, le prétexte de l’action.
Les Français sont-ils assez forts pour résister à ces images des attentats, au rejet, parfois instrumentalisé, de l’islam ?
Les Français sont forts, ils l’ont montré le 11 janvier. Mais, ils pourraient devenir encore plus forts s’ils réalisaient qu’ils ont beaucoup plus en commun qu’ils ne le croient. Aujourd’hui, trop de Français le sont, tout en se sentant mal à l’aise : soit parce qu’ils ne se sentent pas reconnus comme tels par leurs compatriotes, soit parce qu’ils ne «reconnaissent» plus leur pays. Ce malaise vient notamment de ce que les migrants de nos anciennes colonies sont différents de ceux venus d’Italie, de Turquie ou de Pologne. Ces derniers savaient qu’ils arrivaient dans un pays étranger, et qu’ils devaient en apprendre la langue et les lois. Ceux en provenance de l’ancien empire colonial n’avaient pas un rapport d’étrangers à la France : certains avaient même été français à un moment, comme les Algériens ; d’autres étaient français depuis longtemps, comme les Antillais ou les Réunionnais. Ils étaient en outre liés à la France par la langue, les valeurs de la Révolution française. A l’arrivée en métropole, ils subissaient un choc de voir que personne ne connaissait leur histoire, qui était pourtant aussi celle de la France. Il y a donc, en France, une cohésion nationale qui s’ignore, indépendante de toute appartenance religieuse.
Revenir sur le droit du sol, comme le propose Nicolas Sarkozy, n’est donc pas une solution ?
Cette mesure ne sert qu’à créer la division entre Français quand il faut les unir. Certains hommes politiques abusent de l’ignorance pour créer peurs et anxiétés : quand on naît à Mayotte de parents comoriens, on ne devient français que si treize ans plus tard on y est encore avec un parent. Le droit du sol n’est donc pas automatique. Il est progressif, fondé sur la socialisation, sur la scolarisation. Ce n’est qu’à la troisième génération, lorsque l’on est né en France d’un parent déjà né en France, que l’on est français à la naissance. Ce double droit du sol permet aussi à la très grande majorité des Français de prouver leur nationalité. Si on y touche, bonjour les dégâts pour eux !
Faut-il alors instaurer une laïcité plus exigeante ?
Il faut surtout être plus exigeant sur l’usage à tort et à travers du mot de laïcité. La laïcité, c’est d’abord un régime juridique fondé sur la liberté de conscience : celle de croire ou de ne pas croire. Et sur deux autres principes qui en découlent, la séparation des Eglises et de l’Etat, et le respect de toutes les options spirituelles. Ce régime juridique est à distinguer des croyances sociales : une majorité de Français sont athées ou agnostiques, et parfois pensent que les croyants sont un peu des arriérés qui n’ont pas encore été touchés par les Lumières. Il ne faut pas confondre la laïcité avec le combat pour faire reculer l’impact des religions, que l’on pourrait appeler un combat non pour la liberté, mais pour la libération des consciences. Pour armer cette liberté de conscience, la loi a organisé des espaces régis par des droits différents : les espaces étatique, public, sacré ou privé. Le passage d’un espace à l’autre permet d’expérimenter des modes de relation différents au-delà d’avec ceux qui ont les mêmes convictions que vous. En France, contrairement aux Etats-Unis, si vous êtes catholique, vous ne pourrez pas vivre qu’avec des cathos de votre naissance à votre mort. Le jour de votre mariage, vous devez passer par la mairie, avant d’effectuer, si vous le souhaitez, un mariage religieux. Depuis 1792, cette cérémonie communale et commune - au sens où elle est la même pour tout le monde - pose la prééminence de la communauté des citoyens sur celle de n’importe quel groupe, religieux notamment.
Concrètement, comment renforcer la cohésion nationale ?
La République, c’est d’abord rassembler sur ce que nous avons en commun, mais aussi faire sa place à la diversité, et la respecter. Cette approche peut s’appliquer partout, même aux cantines scolaires. On peut y constituer la majorité des menus avec ce qui est commun à tous : légumes, fruits, poissons, œufs. Et de temps en temps, pour montrer la diversité de notre citoyenneté, offrir de la viande et la possibilité d’alternatives, halal, casher ou végétarienne. L’école montrerait ainsi son respect pour toutes les convictions, mais aussi que les choses que nous avons en commun sont plus nombreuses que nos différences. Pareil pour les jours fériés. Nous respectons 52 dimanches et 6 jours fériés issus de la tradition catholique, et 5 jours fériés strictement laïques. La commission Stasi, unanime, a proposé qu’un jour férié soit offert au choix de chacun. Le lundi de Pentecôte - dont on ne sait plus bien s’il est encore férié - pourrait être offert au choix avec l’Aïd, Kippour ou tout autre fête religieuse. Chaque salarié choisirait son jour au choix chaque année. Ce serait une reconnaissance de notre diversité spirituelle plus développée en métropole qu’en 1905 et assurer ainsi le caractère privé du choix de chacun.
Vous dites qu’en France, il n’y a pas d’insécurité culturelle mais une «insécurité historique». Qu’entendez-vous par là ?
Si des Français se sentent en «insécurité» face à un compatriote de couleur, c’est parce que leur référent historique ne les a jamais inclus. Il n’inclut pas les Antilles, l’Algérie ou le Mali, alors qu’ils font partie de l’histoire de France. Nous avons en commun une histoire qu’il nous faut partager, que ce soit dans les manuels scolaires ou dans la manière dont nous nous ressentons comme peuple.
Pourquoi l’enseignement de l’histoire ne remplit-il pas ce rôle ?
D'abord parce que des historiens se livrent parfois à une «guerre des histoires». Depuis 2005, emmenés par Pierre Nora, certains affirment que dire que l'esclavage était un crime contre l'humanité comme le fait la loi Taubira de 2001, était un anachronisme, car c'était appliquer une notion du XXe siècle aux siècles précédents. Que c'était confondre mémoire de groupe et histoire. Or, il se trouve que ces historiens se trompaient. La France a été le premier pays au monde à avoir instauré le crime contre l'humanité dans son droit : c'était justement au sujet de l'esclavage, en 1794. Celui qui pratiquait la traite était déchu de la nationalité : on le mettait au ban de la nation, de l'humanité. Ne pas vouloir reconnaître cette histoire-là, c'est donc dire à certains de nos compatriotes qu'ils n'avaient pas leur place dans l'histoire nationale.
Il faut donc un nouveau «grand roman national» ?
Justement pas un «roman national», qui sous-entendrait une invention, mais un récit national qui ne soit pas «métropolitanocentré» ; mais qui, à l’inverse de ce que l’on peut lire dans les projets de programme d’histoire, ait un sens. N’apprendre à l’école que l’histoire de la traite et de l’esclavage sans la relier aux abolitions, en passant par Toussaint Louverture, l’expédition de Saint-Domingue de Napoléon et Victor Schœlcher, c’est faire de l’histoire sans sens. C’est au nom des valeurs de la Révolution française, de l’égalité, de la liberté, que l’esclavage est aboli, puis, plus tard, la colonisation. C’est cette histoire globale et commune que nous devons rappeler et transmettre.
Est-ce que cela suffira à refonder la cohésion républicaine ?
A donner au moins un sens, une direction à la République à l’inverse d’un vivre-ensemble, d’une coexistence minimaliste. Construire et ressentir un projet commun n’implique pas le refus des liens affectifs extérieurs. Prenez le conflit israélo-palestinien. Les politiques ne cessent de répéter : «Il ne faut pas importer le conflit !» Et cela ne marche pas. Pourquoi ? Il se trouve que la France est le seul pays au monde, avec la région Israël-Palestine, où vivent ensemble juifs et musulmans arabes. Mais, ici, non séparés et dans un espace laïque. Certains de nos compatriotes ressentent une forte et ancienne solidarité avec les Palestiniens ou avec Israël. Alors, au lieu de dire «N’importons pas !», faisons l’inverse ! Faisons de la France un lieu où Israéliens et Palestiniens pourraient se retrouver avec nous pour discuter, échanger et progresser vers la paix ! Ne nous contentons pas de coexister, répondons quand nous le pouvons à la vocation universelle de la France !