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Libération
Récit

Migrants : à Calais, la surenchère sécuritaire

En France, le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, annonce un renforcement policier dans les environs de la ville. Au Royaume-Uni, l'Ukip et certains conservateurs appellent l'armée française à intervenir.
Un homme dissimulé sous un camion en partance pour l'Angleterre, à Calais, le 24 juin. (Photo Thibault Camus. AP)
publié le 29 juillet 2015 à 19h56

L'homme, soudanais, avait «entre 25 et 30 ans». Il est mort dans la nuit de mardi à mercredi, à l'entrée du tunnel sous la Manche, percuté par un camion. Il est le dixième à décéder depuis le début du mois de juin en tentant de rallier l'Angleterre. Une situation dramatique qui n'émeut pas Jacques Gounon, le PDG d'Eurotunnel, l'entreprise chargée de l'exploitation du site : «On est face à des invasions systématiques, massives, peut-être même organisées, à vocation médiatique puisque, in fine, personne ne réussit à traverser le tunnel sous la Manche», a-t-il osé mercredi sur France Info, après avoir assuré, la veille, que l'entreprise avait procédé à 37 000 interceptions depuis janvier. Cette déclaration, aussi cynique que mensongère, a été battue en brèche par les autorités britanniques elles-mêmes, qui ont reconnu qu'un «certain nombre» de migrants sont bien parvenus à entrer sur leur territoire, ces derniers jours. Ce qui pousse leurs camarades à tenter leur chance eux aussi, nuit après nuit, en dépit du danger. Le tunnel est devenu le point de passage numéro un pour les candidats à la traversée depuis les travaux de sécurisation du port voisin de Calais, il y a deux mois. Environ 3 000 tentatives ont été recensées entre lundi et mercredi, souvent le fait des mêmes personnes.

Obsession. C'est dans ce contexte que les trois acteurs du dossier ne cessent de s'écharper. Eurotunnel reproche aux gouvernements français et britannique de ne pas en faire assez pour la sécurisation du site, leur demandant 9,7 millions d'euros pour compenser ses dépenses et pertes d'exploitation depuis le début de l'année. Des deux côtés de la Manche, les autorités s'agitent, avec une seule obsession : renforcer le dispositif sécuritaire. Londres va notamment verser 4,7 millions d'euros pour la construction de barrières autour du terminal de départ, côté français. Bernard Cazeneuve, quant à lui, a annoncé mercredi l'envoi de 120 policiers, en plus des 300 hommes déjà déployés dans le Calaisis pour répondre à la problématique des migrants.

«C'est lamentable, soupire Christian Salomé, président de l'association l'Auberge des migrants, qui intervient notamment dans la «jungle» de Calais. La seule réponse des autorités est de rendre la frontière de plus en plus dangereuse. Mais le nombre de morts ne changera pas la détermination des migrants à rejoindre l'Angleterre.» Le renforcement sécuritaire augmente juste les tarifs des passeurs. «Ceux qui ne peuvent pas payer prennent tous les risques et en payent le prix fort», pointe Christian Salomé. Qui demande l'ouverture d'un «corridor humanitaire» entre la France et le Royaume-Uni pour que les migrants qui le souhaitent - des «réfugiés de guerre» - puissent déposer une demande d'asile outre-Manche. «On dépense des sommes astronomiques et on provoque une gêne énorme pour les routiers et les touristes avec un seul résultat : retarder le passage de quelques milliers de personnes.»

«Bras policier». Il y a un mois, la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) rendait un avis particulièrement sévère sur la situation à Calais. Notant les «conditions inhumaines dans lesquelles les migrants tentent de survivre», la Commission appelait la France à «dénoncer les traités et accords bilatéraux» la liant au Royaume-Uni. Ces textes, notamment celui de Sangatte (1991) et du Touquet (2003), ont ainsi permis à Londres de «délocaliser» ses contrôles frontaliers en France. La situation, outre qu'elle coûte une somme «dérisoire» aux autorités britanniques, «aboutit en pratique à interdire aux migrants de quitter» l'Hexagone et constitue une «atteinte à la substance même du droit d'asile». Selon la CNCDH, cet «enchevêtrement de traités […] conduit à faire de la France le "bras policier" de la politique migratoire britannique».

Au Royaume-Uni, l’Ukip et des conservateurs demandent à l’armée française d’intervenir

C'est une réunion au nom assez drôle, mais en réalité très sérieuse. David Cameron a en effet estimé que les événements de ces deux dernières nuits à Calais méritaient une réunion Cobra - nom du bureau où elle se déroule, au cœur de Londres. Comme le Premier ministre britannique est en déplacement en Asie, c'est Theresa May, la secrétaire d'Etat à l'Intérieur, qui était aux manettes de cette table ronde mardi matin. Elle en est ressortie déterminée : «Il faut prendre des mesures supplémentaires à Coquelles [ville entre Sangatte et Calais, ndlr] pour empêcher les gens d'entrer dans le tunnel.»

Comme la France, le Royaume-Uni pense résoudre cette crise en renforçant la sécurité à la frontière. Londres, qui a déboursé 15 millions de livres (environ 21 millions d'euros) à cette fin, va à nouveau en débloquer 7 millions (10 millions d'euros). Mi-juillet, Theresa May avait déjà annoncé que le gouvernement souhaitait créer une zone sécurisée à Calais. Cette zone «devrait protéger les camions et leurs conducteurs en les éloignant des routes ouvertes où ils sont devenus la cible des migrants qui essayent de monter à bord des véhicules», avait-elle alors expliqué.

«Zone anarchique». Une expérience «terrifiante», n'a pas manqué de rappeler Nigel Farage, le leader du parti nationaliste Ukip, qui a raconté son aventure à la BBC : «J'étais coincé sur la route aux abords de l'Eurotunnel il y a quelques semaines. Je suis resté là quarante minutes et j'étais entouré d'une vingtaine de migrants, qui traversaient la route et essayaient d'ouvrir la porte de ma voiture côté passager.» Et d'ajouter : «Le gouvernement britannique semble ne pas vouloir critiquer le gouvernement français, mais pour être honnête, ils n'en font pas assez.»

Contrairement à David Cameron, qui refuse de blâmer l'Hexagone, Nigel Farage ne comprend pas pourquoi la France n'a pas déployé son armée dans cette zone «presque anarchique». Il n'est pas le seul. La Road Haulage Association (RHA), qui représente le transport routier de marchandises, demande au gouvernement français de faire intervenir ses militaires dans le port de Calais. «Pour des milliers de conducteurs britanniques, dont les vies sont désormais mises en danger de manière régulière, une solution rapide et efficace doit être trouvée, écrit la RHA dans un communiqué publié sur son site. Il est clair que les autorités françaises présentes à Calais ne peuvent tout simplement pas gérer la situation

Trafic. Dans les rangs de Cameron, tous ne suivent pas non plus sa ligne. «Je n'arrive pas à croire qu'ils soient si négligents», a lâché le parlementaire conservateur Damian Collins au micro de la BBC, avant d'ajouter que cette crise avait des répercussions «terribles» sur la région du Kent, où se situe Douvres.

«Nous nous sommes aussi concentrés sur l'impact, ici au Royaume-Uni, de l'Opération Stack», a annoncé Theresa May, en sortant de la réunion Cobra. Cette mesure, prise par la police du Kent, consiste à séparer en deux l'autoroute M20 qui mène à Douvres : d'un côté les véhicules qui se dirigent vers l'Eurotunnel, de l'autre ceux qui se rendent au port pour prendre le ferry. La police a eu recours à cette opération à de nombreuses reprises ces dernières semaines, à cause de la perturbation du trafic de l'Eurotunnel et des grèves des marins de MyFerryLink. L'immobilisation de la ville portuaire britannique coûterait 1,5 million de livres par jour (2,1 millions d'euros), selon les estimations du conseil régional du Kent. Les professionnels du tourisme s'inquiètent aussi. Le château de Leeds, par exemple, aurait perdu 30 % de visiteurs ces dernières semaines. Pour Damian Collins, une «stratégie nationale» est nécessaire.