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Libération
TRIBUNE

Le sel et le gras, ou le sens de la mesure

Inutile pour les artisans charcutiers d’inscrire dans le code des usages de la charcuterie une baisse du sel et du gras, l’équilibre entre les produits fait déjà partie de leurs traditions.
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publié le 29 juillet 2015 à 18h46

Sous l’autorité du ministre Stéphane Le Foll, en charge de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, des représentants de l’industrie alimentaire et certains artisans charcutiers ont décidé, au printemps, d’inscrire dans le code des usages de la charcuterie une baisse de 5 % du sel et du gras dans douze produits de consommation courante.

Mais ces deux aliments sont le sel de la terre et le beurre de la viande. Depuis des millénaires, depuis Apicius au moins, la gastronomie gauloise est charcutière. Notre sens de la mesure, nous l’exerçons depuis toujours : mon père et mon grand-père avant lui étaient charcutiers à Saint-Etienne. Je ne pèse pas le sel, je n’écarte pas le gras, je les marie dans la terrine. Je parcours la France pour trouver la bonne race à travailler chez tel éleveur du Perche ou d’ailleurs.

La France, donc, ce pays que notre tradition gastronomique, reconnue par l’Unesco, place dans une situation d’exception. Si l’on parle de tourisme gastronomique, fait-on référence à l’industrie de masse, aux OGM, à la nourriture élaborée en série, consommée à toute vitesse ? Non. Tous nos amis étrangers qui ont visité la France ont, je le souhaite de tout cœur, pique-niqué au jardin du Luxembourg avec un mâchon de rosette de Lyon et un verre (ou deux) de saint-amour. Nous dépensons beaucoup d’énergie et vivons dans la passion pour conserver le meilleur de notre patrimoine culinaire et charcutier, afin de le faire découvrir, de le faire goûter et de le partager. Ne serait-il pas dommage que par un nouvel avatar de la crise des «Freedom Fries», franco-français cette fois, les gastronomes étrangers soient privés de fromage de tête ? C’est pourtant de cela qu’il s’agit.

Car l’accord en question porte la marque d’une démagogie. Le plus grand nombre des consommateurs ne se rapprochera pas du produit charcutier. Mais nos produits deviendront plus coûteux si nous devons peser au lieu de mesurer. Guerre de mots ? Pas seulement. Je pratique, comme tant d’autres en France, une mesure dans laquelle l’homme se mesure aussi à la matière qu’il façonne. Dans nos ateliers, salaison devient saison. Entre le sel et la transformation de la viande, une course est ouverte. Trop de sel, et le produit est «brûlé». Pas assez, et il est dangereux. La juste mesure entre ce qui annule le risque et ce qui préserve le goût, c’est le secret du charcutier. Depuis la saline jusqu’au jambon, le sel élabore les saveurs.

Le gras, c’est l’autre nom de la viande. C’est la viande onctueuse qui va laisser s’exprimer les goûts. Je ne parle pas de bonnes ou de mauvaises graisses. Je veux souligner ce que certains oublient. La table de charcuterie n’est grasse que par abus. Le fond du métier, c’est de trouver l’équilibre entre toutes les sortes de viandes. Une préoccupation résolument actuelle, qui devrait commencer, ainsi que nous le savons tous, dès les cantines scolaires, lieux de nos premiers banquets républicains.

Dans cette recherche de l’équilibre, la charcuterie est une alliée : contrairement à nombre d’idées reçues, la charcuterie consommée avec modération est une source d’aliments équilibrés. Mais cela va plus loin. Car la table charcutière à la française se déguste et s’apprécie en mesure de la variété des produits qu’elle propose. D’ailleurs, la meilleure façon de se rendre compte de l’équilibre, celui qui s’installe entre le plaisir et la santé, c’est de goûter à la charcuterie. C’est alors toujours l’occasion d’un échange, d’un plaisir mutuel à s’étonner des mets et à s’étonner des mots : le tablier de sapeur, les fricandeaux, les rillons, les fricassées, les Morteau, les boudins et la truffe.

Je ne réclame finalement qu’une chose : laissez-nous poursuivre une tradition deux fois millénaire. Une tradition nationale ouverte sur tous les pays, une tradition qui s’appelle jambon blanc, pâté en croûte et saucisson sec. A cette table charcutière fièrement dressée, nous vous convions, cousins étrangers. Inutile cette fois de libérer la France. Venez tout simplement goûter à ce que nous vous en offrons de meilleur. Mangeons, buvons, déplions le monde et refaisons-le (une autre de nos spécialités, paraît-il) autour d’un pot de rillettes, une tartine à la main et la fourchette plongée dans un bocal à cornichons.