Alors que nous sommes nombreux à profiter de l’été, parce que nous sommes en vacances ou que notre activité professionnelle nous laisse plus de loisir que d’ordinaire, des cris d’horreur parviennent à nos oreilles. C’est une clameur immense, insupportable. Elle vient de ces centaines de dauphins qui ont été massacrés ces dernières semaines dans les îles Féroé, au nom d’une tradition danoise qui justifie que des hommes se lèvent à 4 heures pour s’acharner contre des dauphins, tuant les adultes devant leurs petits et invitant les enfants à se jucher sur les cadavres des bêtes et à se repaître du spectacle de cette marée de sang.
Elle prend aujourd’hui le visage - oui, je dis bien le visage - de ce lion magnifique, Cecil, qui a été attiré loin de la réserve du Zimbabwe où il vivait, pour être froidement abattu par des braconniers qu’un riche dentiste américain, Walter James Palmer, a «achetés» pour 50 000 euros. Le mal qui est en nous s’exprime sans détours dans notre rapport aux bêtes. Que personne ne dise qu’à se soucier des animaux, on oublie les hommes, les terribles souffrances que des milliards d’entre eux endurent, parce qu’il y a la guerre, qu’ils sont exploités comme des forçats ou qu’ils meurent de faim ! Car cette clameur immense qui vient de nos compagnons qui n’ont ni ordinateur ni tribunal pour nous accuser parle aussi des hommes, du mal qu’ils sont capables de commettre. Le mal qui est en nous, ce penchant à dominer autrui, à exercer sur lui sa puissance pour le dompter et l’anéantir, pour que sa volonté soit réduite à l’obéissance, pour qu’il ne soit plus rien qu’un jouet dans nos mains, s’exprime sans détours dans la manière dont nous agissons avec les bêtes.
La question qui se pose à chacun de nous, quelle que soit sa responsabilité, est de savoir quels sont les contrepoids permettant de lutter contre le mal. De quels ressorts disposons-nous dans la culture pour planter au cœur du sujet, comme un arbre de vie, la compassion ? Comment décloisonner le moi pour qu'il intègre en son sein la vie des autres, qu'il sente qu'il n'est pas une substance, un atome ou un empire dans un empire, mais un rapport : rapport à soi et à autrui, rapport aux autres, humains et non-humains, aux êtres passés, présents et futurs qui débordent en amont et en aval sa propre vie, rapport à la nature ? Il me semble que l'on a là l'une des tâches principales de l'éthique, d'une éthique qui soit aussi une transformation de soi. Les connaissances, y compris la connaissance de soi, ne produisent aucune transfiguration du sujet. La raison seule est impuissante à changer le cours du monde ; elle n'incite pas les individus à modifier leur style de vie et leur comportement. Pourtant, la raison, qui ne demande pas l'adhésion à une croyance, est notre alliée dans ce travail visant à élaborer une nouvelle éthique aidant l'homme contemporain, qui est armé jusqu'aux dents, à s'abstenir du mal et à transmettre à ses descendants un monde habitable. La tâche est rude, mais elle est nécessaire. Assurément, nul n'y peut parvenir seul, mais nous avons là un objectif, comme un programme, parce que, pour certains d'entre nous, l'époque est si dangereuse que nous n'avons pas d'autre choix que de répéter ce mot de Kant : «Tu dois, donc tu peux.»
Lire l'intégralité de l'article sur Liberation.fr.Dernier ouvrage paru, les Nourritures : philosophie du corps politique, Le Seuil, 2015.