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Libération
Crimes en famille (4/7)

Jean-Luc, père et manque

Le 12 février 2011, Jean-Luc Bresson, comptable de Gironde, abat son fils Grégory, 28 ans, d’un coup de fusil. Un accident selon lui, la violence d’un père alcoolique en mal de reconnaissance pour sa famille. Il a été condamné à vingt-cinq ans de prison en appel.
(Dessin Miles Hyman)
publié le 7 août 2015 à 20h36

Les voisins du 11, rue Pierre-Duhem à Lormont, 20 000 habitants, dans la périphérie bordelaise, n'oublieront jamais la scène. Le claquement d'un coup de feu. Un corps étendu sur le perron du petit pavillon, du sang qui s'écoule. Un homme, fusil en main, qui hurle : «Je ne voulais pas te tuer ! Je ne savais pas que c'était toi.»

C’était le 12 février 2011. Jean-Luc Bresson, 55 ans, comptable à la mairie de Lormont, venait d’abattre son fils Grégory, 28 ans. Moins d’une minute après, un jeune homme se précipitait sur le perron, se jetait sur lui, le rouait de coups. Les journaux, un peu plus tard, titrèrent : «Un père tue son fils en voulant tuer l’autre».

Le garçon étendu mort, Grégory, était père d'une fillette de 5 ans, ancien délinquant (petits vols, escroqueries) assagi par la paternité. Celui qui a accouru fou de douleur est Jean-Marie, son grand frère, 30 ans, paysagiste intérimaire. Ce soir-là, c'est avec lui que Jean-Luc Bresson s'était querellé, c'est lui qu'il a cru entendre frapper à sa porte. Jean-Luc Bresson avait deux fils, qu'il aimait mal. Leur mère, Anne-Marie, divorcée de Jean-Luc depuis vingt ans, a dit : «Ça devait arriver.»

«Il fallait qu’il montre qu’il était le maître»

Anne-Marie et Jean-Luc se sont rencontrés dans un bal, en 1979. Il a 25 ans, il est comptable à la mairie de Lormont, mais surtout, le week-end, guitariste et chanteur dans un orchestre. Un beau garçon, «toujours tiré à quatre épingles», se rappellent ses proches : des «costumes de scène magnifiques» confectionnés par sa mère, et «du succès auprès des femmes». Une sorte d'Herbert Léonard jeune : corps raide, visage anguleux, cheveux en brosse et regard qui tue. Anne-Marie, de huit ans son aînée, déjà mère de deux enfants, succombe en dansant le rock. Elle tombe enceinte. Jean-Marie naît, puis Grégory deux ans après.

Cyril et Cendrine, les enfants d'Anne-Marie, se souviennent des «promesses» de Jean-Luc Bresson. «Il nous a dit qu'on reconstruirait une famille, qu'il nous emmènerait à la pêche, à la chasse», a expliqué Cyril aux enquêteurs. Mais le mariage n'est pas heureux. Bresson affirme qu'Anne-Marie était «ingrate et grossière», qu'elle l'a obligé «par jalousie» à arrêter les concerts. Les enfants le décrivent violent et alcoolique. «Les coups sur ma mère sont arrivés vite, raconte Cyril. Après, il nous a rabaissés en continu. Il fallait qu'il montre qu'il était le maître.» Jean-Marie revoit son père lui coller «le canon d'un revolver dans la bouche» à 12 ans.

«Il y a des hommes que la paternité tempère, commente Marie Mescam, avocate des parties civiles au procès de Jean-Luc Bresson. Lui, c'est l'inverse. Il ne supporte pas de ne plus être au centre de tout avec la naissance des enfants. Il se vit en concurrence avec eux.» «C'est un homme qui souffre d'un manque de reconnaissance, complète Jacques Vincens, l'autre avocat des parties civiles. Il pense qu'il n'a pas la vie qu'il mérite.»

A la mairie de Lormont, Jean-Luc Bresson s'est formé seul à l'informatique. «Il n'y en avait qu'un qui était au top, c'était moi», a-t-il résumé à un psychologue. L'arrivée d'un jeune ingénieur lui fait perdre sa place de responsable du réseau. Muté à l'accueil, il vit mal cette rétrogradation. Les week-ends, il flambe, s'endette avec des crédits à la consommation. Et boit, de plus en plus. «A 18 h 30, l'apéro au muscat. Pendant le dîner, au moins une bouteille. Ensuite, devant le film, encore du vin», détaille son fils aîné.

Anne-Marie le quitte en 1990. Elle a la garde de Grégory, 8 ans. Lui celle de Jean-Marie, 10 ans. «J'ai accepté parce que ça me faisait de la peine de le voir seul», dit le jeune homme. Depuis tout petits, les garçons se sont adaptés comme ils pouvaient à la violence. Jean-Marie, le timide et, du coup, le préféré, se cachait sous le lit. Grégory, au contraire, se postait devant sa mère lorsque son père voulait la frapper. A l'adolescence, il s'est retranché dans une vie de mini-caïd : fugues, vols, shit. En 1996, Jean-Luc Bresson est condamné pour coups et blessures sur Grégory.

Une deuxième femme, Patricia, aide ménagère, entre dans sa vie. Elle aussi est victime de «coups», témoignent les enfants. Elle minimise - «des baffes». Elle le quitte en 2007, après l'échec de trois cures de sevrage alcoolique.

«J'aimais mes fils. Mes fils m'aimaient», a dit Jean-Luc Bresson à son procès. Malgré la violence, l'incompréhension, les carences, l'affirmation est indiscutable. Depuis la naissance de sa fille, Grégory lui amenait la petite en visite. Quitte à repartir dans les cris lorsque le grand-père était ivre. Quant au doux Jean-Marie, après avoir quitté le domicile paternel à 19 ans, il y est retourné en 2009, quand Jean-Luc est tombé malade - une pancréatite aiguë due à l'alcool. Pendant une année de convalescence, il s'est occupé du linge, de la maison.

Montées d’angoisse récurrentes

Le samedi 12 février 2011, Jean-Luc a demandé à Jean-Marie de l'accompagner faire les courses à 17 heures. Depuis quelque temps, les deux hommes se disputent pour des motifs financiers. Le fils verse au père 200 euros de loyer par mois, sur les 800 qu'il gagne en intérim. Jean-Luc, étranglé par les dettes, voudrait passer à 250. «Je n'ai pas pu aller au Lidl, se souvient Jean-Marie. J'avais rendez-vous pour un travail.» Le jeune homme enchaîne sur l'apéro chez un voisin, reçoit un coup de fil de son père à 20 heures. «Il me disait que ce n'était pas la peine de rentrer, qu'il avait tout fermé et que ce soir je dormais à la rue.» Jean-Marie essaie quand même. La serrure est bloquée. Il sonne, appelle. Puis prévient sa mère et son frère.

«Grégory est arrivé assez rapidement», poursuit Jean-Marie. De la maison du voisin où ils se trouvent tous les deux, ils tentent encore d'appeler Jean-Luc. En vain. «Greg est ensuite parti chez mon père. Et au bout de cinq minutes peut-être, nous avons entendu une détonation.»

A son premier procès, Jean-Luc Bresson a expliqué que le coup de feu était «involontaire», que Grégory «a mis un coup de bas en haut sur le canon, [lui] faisant glisser le doigt sur la détente». Un scénario techniquement «impossible» selon l'expert en balistique. «Il faut une pression de 4 kilos sur la gâchette pour tirer, résume l'avocate générale Dominique Hoflack. Il se mure derrière cette version parce qu'il ne peut pas admettre l'horreur de son geste : un père ne tue pas son fils.» Les psychiatres qui l'ont rencontré parlent de montées d'angoisse récurrentes, qu'il cherche à apaiser par l'alcool. Et quand l'alcool ne suffit pas, par «une décharge de violence».

Jean-Luc Bresson a été condamné à vingt ans de prison. Il a fait appel.

Maud Sécheresse le défendait lors de son deuxième procès. L'avocate bordelaise a rappelé l'enfance de l'accusé. Un père gendarme alcoolique et violent, qui le bat, lui a cassé le nez à coups de poing. Une mère étouffante, qui l'infantilise, mais le frappe aussi lorsqu'il fait pipi au lit. Un contexte - Alger, de 1955 à 1962, en pleine guerre d'indépendance - marqué par le bruit des combats, les corps dans la rue, les descentes de soldats. Puis la fuite en métropole, et le rejet des «vrais Français» qui le traitent d'«Arabe». Maud Sécheresse dit que son client pense «sans cesse» à Grégory, qu'il nourrit «un fort sentiment de culpabilité». En prison, poursuit-elle, «il s'est réfugié dans la foi, il anime les messes à la guitare». Les jurés n'ont pas été émus : vingt-cinq ans de prison.

Jean-Marie, soutenu par sa mère et ses demi-frère et sœur, a assisté aux deux procès. Il a témoigné longuement à la barre. Pas une fois il n'a prononcé le mot «père». A la place, il a dit «l'assassin».

Le week-end prochain : la chasse à l’homme de deux amants