Dans son spacieux bureau du centre-ville, une imposante reproduction de la Liberté guidant le peuple remplace le traditionnel portrait du président de la République. David Rachline, sénateur et maire FN de Fréjus, «répond à tout». En tenue décontractée, période estivale oblige, l'élu de 27 ans se veut aussi accueillant que volubile. Il a beaucoup à dire, sur les investissements prévus dans sa commune, la réduction de la dette, le concert de rock identitaire surprise récemment organisé dans les arènes de la ville… Mais il y a aussi cet autre sujet qui fâche : le bras de fer qu'il a engagé, fin juillet, avec une partie du monde artistique fréjussien.
La quinzaine d'artistes concernés, membres de l'association Lastrada, bénéficient de locaux communaux à faible loyer en centre-ville, héritage de la municipalité précédente. En échange, ils se sont engagés, par convention, à participer à la vie artistique et culturelle de la commune, membre du réseau Villes et métiers d'art. Fête de la musique, carnaval, halloween, journées du patrimoine, défilés… Lastrada organise ou contribue, sans rémunération. Mais, pour le maire, ce n'est pas assez. Au dernier conseil municipal, l'édile a lancé la polémique en annonçant de but en blanc que la nouvelle convention leur demanderait en sus de travailler bénévolement à l'animation des temps d'activité périscolaires une fois par semaine, «comme c'est très répandu», prétend-il. Ceux qui refusent se verraient retirer leur local. «Chantage», rétorquent des artistes. Le maire ne comprend pas : «C'est de la mauvaise volonté. Je compte reconduire les conventions, mais ceux qui bénéficient d'aides se doivent d'être volontaires. Des gens qui profitent de l'argent public et qui ne veulent rien faire par ailleurs, j'appelle ça des fainéants», lance-t-il en fouillant nerveusement dans un paquet de cigarettes vide.
«Un vrai diktat»
Philippe Gallego, plasticien-fondeur, rit jaune face à la qualification, lui qui passe «plus de cinquante heures par semaine» dans son atelier sur ses sculptures en bronze. Issus ou non du tissu social fréjussien, ces artistes participent au rayonnement culturel et touristique de la ville. Avec une autre quinzaine de créateurs - installés, eux, dans des locaux privés -, ils forment le Circuit des métiers d'art, un label obtenu sous l'ère de François Léotard, maire de la ville de 1977 à 1997. Egrenés dans le vieux centre de la cité varoise, les boutiques et ateliers ont redonné vie, sous son impulsion, à un quartier autrefois déserté. Les locaux communaux, mal placés, à l'état de ruines pour certains, ont parfois été réhabilités par leurs occupants eux-mêmes.
Derrière la mairie, rue du Docteur-Ciamin, quelques artistes ont pris l'habitude de se retrouver, pendant leur pause, à l'ombre de la terrasse du Woody'z. Olivier Isselin, dit «Félix», photographe et porte-parole de Lastrada, nous reçoit là. «C'est plus discret.» Et pour cause, sa galerie, juste à côté, donne pile sur l'hôtel de ville. «On a été prévenus, en amont, de l'annonce qui serait faite en conseil municipal. Tout le monde se connaît ici, ça a filtré facilement. Mais contrairement à ce qu'il dit, aucun d'entre nous n'a rencontré un seul de ses adjoints. C'est un vrai diktat. Et nous sommes nombreux à n'avoir ni le temps ni les qualifications pour s'occuper d'enfants.» Autour, ceux qui ont laissé traîner une oreille acquiescent silencieusement, le nez dans leur café. «On aurait pu en parler en amont, imaginer des choses nouvelles dans le cadre de la convention. Tout est envisageable, tant que ça n'est pas imposé», continue le photographe. En quelques jours, Félix s'est fait le pire ennemi de David Rachline. C'est lui qui a enregistré le dernier conseil municipal pour le transmettre aux médias, lui qui hausse la voix, et «dénonce le mensonge» quand les autres préfèrent rester discrets. «Moi, je peux partir d'ici, et je n'ai jamais eu de problème à m'exprimer. Mais beaucoup ne peuvent pas. Certains ont des enfants, ils ont peur de perdre leur local s'ils s'opposent au maire.» Un commerçant du centre-ville confirme : «Dès qu'on n'est pas d'accord, on est catalogués comme agitateurs. Et il n'y a pas de seconde chance.» Lundi, le maire invitait tous les artistes bénéficiant d'un local communal à venir discuter de la situation, pour «couper court à certaines polémiques artificielles». Tous, sauf Félix. «Celui-là, il se tient mal. S'il vient, je le foutrai à la porte», menace David Rachline. Résultat : personne n'est venu à la réunion.
Pilori numérique
«C'est tout le monde ou personne», explique Sabrina Le Cam, restauratrice de tableaux et présidente de Lastrada. Elle qui préfère rester neutre dans ce débat et fuir la politique commence à être fatiguée par la tournure des événements. «Il n'y a pas que Félix le frondeur. On est tous bien contents qu'il dise tout haut ce que tout le monde pense tout bas. On est prêts à discuter, tout est possible pour ouvrir les enfants à l'art, mais le bénévolat forcé, pas question.»
A l'autre bout de la ville, à Port-Fréjus, d'autres artistes se sont installés dans des locaux privés. Ils bénéficient, de par leur proximité avec la mer et la marina, d'un passage plus important de touristes, et donc de plus d'acheteurs potentiels. En fin de journée, attablés pour l'apéritif, cinq créateurs du Passage du quartier latin sirotent un rosé. Cerise, artiste peintre, ne comprend pas la polémique. «J'ai entendu dire qu'on ne leur imposait qu'une heure et demie par semaine… Ce n'est rien du tout ! Si on me demandait ça, je participerais volontiers. Ils ont un contrat avec la ville, c'est normal qu'ils participent un peu aussi», lance-t-elle dans l'acquiescement général. Un peu plus loin, un autre est moins expéditif : «Travailler bénévolement, ponctuellement, oui. Et ils le font déjà. Mais une fois par semaine, sans rémunération, je n'aurais jamais accepté. La situation est très dure pour nous, et ce dont on a besoin, c'est de reconnaissance.»
Après le début de la polémique, les réseaux sociaux de la ville (les comptes Twitter et Facebook de Rachline en tant que maire) se sont enflammés. Les artistes ont été mis au pilori numérique par les sympathisants de l'élu. «Parasites», «flemmards», «sinistres profiteurs». D'après l'élu, ces mots doux de «vrais patriotes» ne visent qu'«un ou deux excités qui ne doivent pas être habitués au travail et qui, quand on leur en propose un peu, découvrent ce que c'est et sont choqués». Une discrète régulation en ligne supprime les posts les plus haineux, mais il apparaît de manière très évidente que c'est en réalité toute «la caste» des artistes qui est visée.
«Des revenus de misère»
Installée en périphérie du centre historique, Sandrine Schohn, plasticienne, vit très mal ces attaques. Son atelier communal, une ancienne cave, dégage une forte odeur d'humidité. Pas l'idéal pour préserver les toiles. Le dernier tableau en date, Sandrine l'a peint sur le coup de l'émotion. «Je l'ai appelé Tous ces petits papiers qui ont sali mon âme, en référence aux messages d'insultes sur les réseaux sociaux.» Après avoir posé cette toile entre deux portraits de Coco Chanel et de Karl Lagerfeld, elle s'excuse du désordre. L'artiste fréjussienne est en plein déménagement : «Je vais rester vivre ici car j'aime ma ville, mais j'irai travailler quelque part où l'art est apprécié. Ici, on est considérés comme de la merde.» Diabétique de type 1, Sandrine s'évanouit au moindre coup de stress. Pour elle, gérer des enfants, c'est impensable, et elle ne peut pas travailler ailleurs que dans son atelier, dans le cadre d'horaires aménagés. «L'ancienne mairie le savait. S'ils ne sont pas au courant de ma condition, ça prouve bien qu'ils ne sont pas venus nous voir avant de nous imposer leur décision.» Cyrinne Marey, corsetière, confirme : «Les élus ne passent jamais dans nos ateliers, et on a toujours l'impression de devoir leur être redevables. Pourtant, on ne fait que survivre, on se fait des revenus de misère.»
La nouvelle convention devait être signée courant août, pour une application dès la rentrée. Mais «c'est mal parti», selon Félix. Afin d'éviter que son projet ne soit retoqué par le rectorat à la fin des vacances, le maire y a rajouté la présence nécessaire d'animateurs professionnels pour aider les artistes pendant les activités périscolaires. En attendant, certains, comme Sandrine et Félix, réfléchissent à quitter la ville. Le plasticien Philippe Gallego, lui, reste pragmatique. «J'ai deux avantages : j'étais là avant eux. Et quand ils ne seront plus là, j'y serai toujours… à travers mon art.»