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TRIBUNE

Paris Plages : un espace purement politique ?

Bien avant la polémique sur la journée «Tel-Aviv sur Seine», l’événement a toujours suscité des débats.
A Paris Plages, le 12 août. (Photo Albert Facelly)
par Emmanuelle Lallement, Anthropologue urbaine MCF à l’université Paris-Sorbonne et résidente critique à la cité de l'architecture et du patrimoine
publié le 16 août 2015 à 18h26

«Les ennuis, y'en a pas qu'à Paris. Y'en a dans l'monde entier. Oui, mais dans l'monde entier, y'a pas partout Paris. V'là l'ennui.» C'est sur l'air de A Paris de Brel que dansent les participants au bal de Paris Plages au bassin de la Villette. Sur un plancher de bois, monté pour l'occasion le long du quai de Seine, lampions accrochés aux arbres et guinguette à proximité, des femmes pas toutes jeunes dansent entre copines, apprêtées comme pour un thé dansant, des hommes font le tour pour trouver leur partenaire de paso doble, des couples expérimentés virevoltent en faisant le show. Les regards des spectateurs postés au bord de la scène sont rivés sur quelques figures : l'homme asiatique au look de shérif, la vieille rockeuse blonde platine, le beau gosse de 80 printemps, le black avec une coiffe de pirate sur la tête. On dirait que toute une galerie de personnages parisiens se sont donné rendez-vous. A cet instant, la ville offre un rassemblement joyeux, populaire et bon enfant loin de l'image d'un Paris trop facilement réduit à une ville de bobos qui pique-niquent… Dans ce coin du XIXe arrondissement, où se succèdent bacs à sable, buvette, pédalos et piste de danse et se côtoient familles juives et musulmanes, femmes, hommes et enfants de toutes origines, jeunes et vieux de tous les coins de Paris, on n'évoque pas les polémiques que Paris Plages suscite chaque année : sur son budget, sur les conséquences sur le trafic automobile, sur le simulacre festif et estival. Et on semble très loin du buzz parti du hashtag #TelAvivSurSeine critiquant la journée programmée jeudi dernier et mettant à l'honneur la ville israélienne.

L’irruption, au cœur de l’été parisien, d’une polémique sur la dimension symbolique de cette journée, cautionnant un pouvoir autoritaire israélien pour les uns, célébrant au contraire l’ouverture d’esprit, l’indépendance et la richesse culturelle de Tel-Aviv pour les autres, semble faire oublier que Paris Plages est un espace public dont on a toujours fait un usage politique. Paris Plages n’a jamais été une simple plage…

Conçue à la demande de Bertrand Delanoë en 2002 et promue par le service de la communication de la mairie de Paris, l'opération Paris Plages transforme chaque été les voies sur berge en plage urbaine. Cet événement est aussitôt devenu un des symboles politiques de la première mandature du maire socialiste qui avait fait campagne sur le thème «reconquérir Paris», affirmant qu'il s'agissait de «rendre aux Parisiens les berges de leur fleuve» et ceci «dans un esprit populaire, festif, civique et convivial». Paris Plages ne préfigurerait-il pas une réappropriation progressive des quais en y expulsant plus durablement le trafic automobile, s'inscrivant ainsi dans le mouvement actuel de limitation de la circulation automobile dans les villes ? C'est ce qui a également fait polémique entre écologistes, socialistes et UMP au Conseil de Paris et au gouvernement en 2011 et 2012 dans le cadre du projet des berges de Seine. Une élue de droite invectivait à l'époque le maire sur le thème «Paris ne doit pas devenir un centre de loisirs». Sauvé par l'élection de François Hollande, le projet a vu le jour en 2013, participant d'une nouvelle conception de la mobilité et de l'espace public dans la capitale.

Un espace public urbain prend donc forme désormais depuis treize ans, à dates fixes et dans des lieux dédiés - depuis 2008, le bassin de la Villette s’est ajouté aux traditionnels quais de la Seine du centre historique de la ville - par le truchement d’une mise en scène pour donner à Paris, de manière éphémère, un air de vacances. Avec 3 000 tonnes de sable, quelques plantes, des cabines de plage et du mobilier en teck, l’objectif est de créer une plage urbaine et non un paysage.

Les gens sont alors collectivement invités à participer à une pirouette : jouer à la plage en plein Paris, sans la mer, bien sûr. Si tous les ingrédients de la plage sont en effet ici rassemblés, seule la mer manque au cahier des charges. Et c’est cette absence qui permet à Paris d’être Paris et non une quelconque ville balnéaire. D’un point de vue communicationnel et politique, Paris Plages comme la Nuit blanche - événements largement médiatisés en France et à l’étranger - participent de l’image que veut se donner la ville de Paris aujourd’hui : une capitale de rang mondial qui, comme New York ou Londres, a ses grands événements festifs et culturels, sans pour autant cesser de jouer la carte de la ville conviviale et à l’esprit «bon enfant». Le partenariat avec Tel-Aviv rentre avant tout dans le cadre de ce dialogue entre villes qui, désormais, participe du continuum mondial d’opérations événementielles urbaines.

D'année en année, le sable, certes toujours présent car symboliquement indispensable, a fait davantage de place aux activités pour enfants et adultes, à des espaces de restauration, et à quelques commerces - notamment le stand de souvenirs Vélib qui vend sac et mugs au slogan «I Vélib I can fly». Paris Plages comme industrie culturelle s'est professionnalisé : les animateurs sont nombreux et portent tous le tee-shirt au logo de l'événement, les services de sécurité sont discrets mais bien là et les Parisiens, banlieusards, touristes présents, ne semblent pas seulement passifs ni consommateurs. A la manière du «spectateur émancipé», pour reprendre le titre de l'ouvrage de Jacques Rancière, qui «compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui», le Paris-plagiste n'a nul besoin qu'on lui explique la distance à avoir pour bénéficier de l'enchantement, et ceci sans être véritablement dupe des ficelles. On n'est pas là en effet dans un simulacre mais dans un jeu identifié comme tel et parfaitement assumé. Ainsi, à observer les pratiques pour sortir des discours éloignés, c'est le quotidien, oserons-nous, de Paris Plages qui réapparaît. En lieu et place d'une polémique qui réduirait cet événement à un usage politique voire politicien, souvent radical voire raciste, laissons peut-être alors aux danseurs d'un soir des quais de Seine leur manière de vivre la situation, celle d'expérimenter une présence dans un lieu public qu'ils rendent ainsi commun mais dont ils n'ignorent pas qu'il a été créé de toutes pièces, et selon une conception politique et de communication de la ville qui peut être débattue. Mais ils savent en faire usage : celui d'une urbanité possible et possiblement parisienne, le temps de l'été. Ce commun-là est peut-être tout aussi politique.