Calais renforcé, Angleterre libérée ? Alors que l’arsenal pour empêcher les passages outre-Manche s’intensifie à Calais, la traversée vers les terres anglaises se fait de plus en plus périlleuse. Avec la surenchère sécuritaire lancée au début de l’été, la construction de nouvelles barricades de barbelés et les renforts policiers - chiens et hommes -, le voyage auparavant dangereux est devenu parfois mortel. Une dizaine de vies fauchées en deux mois, écrasées par des camions ou sur les rails de l’Eurotunnel. Plus les autorités tentent de serrer les verrous pour endiguer les flux et plus les passeurs font exploser leurs prix, déjà exorbitants.
«Propagande»
Face à des tarifs inabordables et aux dangers de la traversée, de nombreux migrants renonceraient désormais à l'Angleterre. Ainsi ils sont plus d'un millier à avoir demandé l'asile auprès des autorités calaisiennes de janvier à juillet, contre 900 sur l'ensemble de l'année dernière, selon le ministère de l'Intérieur, contacté par Libération. Mais ce lien de causalité entre renforcement des difficultés de passage et hausse des demandes d'asile à Calais doit être nuancé. Pour le ministère de l'Intérieur, qui se félicite d'une stratégie qui commence à fonctionner sur le terrain, «c'est le résultat d'une volonté politique délibérée». Les services de Bernard Cazeneuve citent notamment les moyens supplémentaires donnés à l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) et le succès de la campagne d'information auprès des migrants «contre la propagande servie par les passeurs». «Sur place, on ne peut plus passer par le port, ni par le tunnel, explique-t-on au ministère. Les Britanniques ont bien fait comprendre aux migrants qu'ils ne voulaient pas d'eux. L'eldorado décrit par les passeurs est un faux débouché. Peut-être qu'on arrive enfin au début d'une prise de conscience. Si c'est le cas, c'est un réel progrès vers une perspective d'avenir pour ces gens-là.»
Même son de cloche à France Terre d'asile, qui souligne la portée des efforts des pouvoirs publics et des institutions sur place : «A partir du moment où il y a une amélioration de l'accès à l'hébergement et à la demande d'asile, alors il y a une augmentation du nombre de demandes», explique son directeur Pierre Henry. Mais à Calais, les associations ricanent doucement : «Si les politiques d'information de l'Office pour dissuader les gens d'aller en Angleterre avaient un impact sur le terrain, ça se saurait !» ironise une militante.
Effet mécanique
Selon François Guennoc, responsable de l'Auberge des migrants, les renonciations restent encore marginales. «Il y a deux types de personnes dans la "jungle" : celles qui ont prévu d'aller en Angleterre et celles qui sont venues faire leur demande d'asile à Calais car c'est plus simple. Très peu de migrants changent leur projet.» Les plus déterminés se servent de la demande d'asile en France pour y séjourner légalement en attendant de passer outre-Manche. Cela leur permet «d'avoir un papier à présenter à la police quand ils se font arrêter, et de ne pas être embarqués», explique le responsable associatif. Sur le terrain, certains considèrent que la hausse des demandes relève plus d'un fait conjoncturel que d'un revirement de situation. «Ils ne changent pas d'avis parce que c'est plus dangereux. Ils attendent que ça se calme», explique une jeune militante. Autre explication possible : un effet mécanique lié à l'afflux des migrants venant de Paris. Fatigués d'être expulsés systématiquement de leurs campements dans la capitale (la Chapelle, Pajol…), ils seraient venus déposer leur dossier à Calais où il existe un campement fixe «et où le centre d'hébergement de jour fonctionne».
Pour Eve Shahshahani, responsable des programmes «asile» pour l'Action des chrétiens pour l'abolition de la torture, les chiffres annoncés par le ministère de l'Intérieur répondent surtout à un besoin de com : «Il y a une opacité totale autour des chiffres annoncés par le ministère, dénonce cette avocate. On a l'impression qu'il répond à une pression médiatique. Les pouvoirs publics soufflent le chaud et le froid au gré des besoins d'image politique : un jour on va chasser les migrants et les décourager de demander l'asile, le lendemain ça sera Noël et on en enregistrera 120, sans explication.» Des chiffres à prendre avec des pincettes, donc, d'autant qu'enregistrer une demande ne veut pas forcément dire l'accepter.