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Libération
Analyse

La poussée sécuritaire profite aux passeurs

Plus les mesures imposées par Londres et Paris sont strictes, plus les migrants qui veulent traverser la Manche se tournent vers le crime organisé.
(Infographie BIG)
par Stéphanie Maurice, (à Calais)
publié le 17 août 2015 à 20h06

Transformer Calais en cul-de-sac pour les migrants : la politique déployée par les autorités françaises et britanniques est simple. Elle parie sur le découragement des candidats à l’exil, afin de détourner les flux de l’Angleterre, et s’appuie sur un renforcement des contrôles, avec accès ultrasécurisé des zones frontalières, le port des ferrys et le quai d’embarquement du tunnel sous la Manche. Seuls, les voyageurs clandestins ne passent plus qu’au compte-gouttes, en prenant de plus en plus de risques. Le nombre de décès n’a jamais été aussi élevé, avec déjà neuf morts depuis juin. Alors les migrants sont obligés de s’en remettre aux réseaux de passeurs, qui ont les moyens logistiques pour franchir les douanes. C’est le paradoxe de Calais, où la poussée ultrasécuritaire de ces derniers jours favorise le crime organisé.

Sur place, l’urgence de la situation est indéniable, il faut soulager un port qui n’en peut plus d’être l’une des frontières de l’espace Schengen. Le Royaume-Uni ne fait pas partie de cet espace de libre circulation au sein de l’Union européenne et a négocié, en 2003 lors des accords du Touquet, que les contrôles douaniers se fassent du côté français. Du coup, les campements de migrants s’entassent de ce côté-ci de la Manche depuis plus de dix ans. Avec, depuis un an, une surpopulation qui dépasse les Etats comme les associations humanitaires.

Hautes grilles blanches. L'Angleterre a découvert l'ampleur du problème lors du blocage du port français par les marins de My Ferry Link, fin juin, en plein cœur de la transhumance estivale. Leur action a créé des embouteillages monstre, dont ont profité les réfugiés. Les Britanniques sont restés estomaqués devant les images choc de ces grappes d'hommes érythréens, soudanais, syriens, afghans prenant d'assaut les camions pour tenter le passage illégal dans leur pays. Les tabloïds britanniques se sont déchaînés sur la supposée invasion et son corollaire, l'incurie française. Jusqu'à proposer d'envoyer la British Army à Calais, pour remettre de l'ordre. On a frisé l'incident diplomatique quand Xavier Bertrand, candidat (LR) aux régionales, a proposé d'ouvrir la frontière et de laisser la Grande-Bretagne se débrouiller.

Face à la surenchère verbale, les pouvoirs publics devaient réagir vite et fort : la quatre-voies menant au port est désormais ourlée de tout son long de hautes grilles blanches, infranchissables. Les 33 tonnes roulent dans un corridor sécurisé et restent hors d’atteinte des migrants, même quand ils sont à l’arrêt. En juillet, les tentatives de passage se sont donc reportées et concentrées sur le tunnel sous la Manche. Eurotunnel s’est même plaint d’un pic de 2 000 tentatives d’intrusion en une nuit, ce qui est sans doute exagéré. Les Anglais ont alors débloqué, le 23 juillet, une enveloppe de 10 millions d’euros pour accroître la sécurité de la plateforme d’Eurotunnel. Les Français, eux, ont envoyé 120 CRS supplémentaires, en plus des 300 hommes déjà présents. Calais est devenu une forteresse. Les troubles à l’ordre public les plus médiatiques, les plus visibles , comme l’assaut des camions, ont été éliminés. Mais rien n’est réglé : dans la discrétion, sur des parkings tranquilles, les passeurs organisent le trafic, déroutent parfois leurs clients vers d’autres ports quand Calais devient trop surveillé, en attendant que la pression se relâche.

Tonneau des Danaïdes. Les agents de la police aux frontières font leur travail, démantèlent régulièrement ces filières de traite d'humains. Encore la semaine dernière, un réseau albanais est tombé. L'administration refuse de donner un chiffre précis, évoque plusieurs centaines de passeurs interpellés chaque année (lire pages 2 et 3). Mais c'est le tonneau des Danaïdes : une bande est à peine incarcérée que déjà elle est remplacée. Surtout, les migrants ne se laissent pas décourager : barrières, CRS, chiens renifleurs, rien n'y fait. Avec le blocage du port et les gigantesques embouteillages, la «jungle» s'était vidée, passant de 3 000 à 2 000 personnes, estime une bénévole. Vendredi, un mois et demi plus tard, ils sont à nouveau 3 000. «Ce n'est pas en mettant 1 000 flics de plus que vous allez régler le problème, soupire un policier syndicaliste. La seule solution est politique et européenne.»