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Libération
interview

«A Paris ou Nanterre, jamais le retrait des kiosques n'aurait été exigé»

Spécialiste du droit de la presse et auteurs d'ouvrages sur la censure, l'avocat Emmanuel Pierrat fustige la condamnation de l'hebdomadaire «Oise Hebdo» à retirer des kiosques son numéro du 12 août.
Emmanuel Pierrat, le 20 août 2014 à Paris. (Photo Joel Saget. AFP)
publié le 19 août 2015 à 18h17
La cour d’appel d’Amiens a examiné ce mercredi matin le référé pour atteinte à la vie privée intenté contre l’hebdomadaire Oise Hebdo. Elle rendra sa décision vendredi. Il y a quelques jours, le tribunal de Beauvais a condamné le journal à retirer des points de vente tous les exemplaires de son numéro du mercredi 12 août, dans lequel un article évoquait le suicide d’un ancien commerçant de Beauvais. Emannuel Pierrat, avocat spécialiste du droit de la presse, auteur de plusieurs ouvrages sur la censure, considère que le tribunal de Beauvais «a fait des erreurs de bases dans sa décision».

En matière de droit de la presse, une telle décision est-elle fréquente ?

Il y a eu des précédents, mais en vingt ans ils sont à compter sur les doigts d’une main. Des cas exceptionnels et gravissimes. Ici, le côté hors-norme n’est pas tellement dans les faits eux-mêmes mais plutôt lié au fait que la décision a été rendue par le tribunal de Beauvais. Si ça s’était passé à Nanterre ou Paris, qui traitent des centaines de demandes d’interdiction chaque semaine, jamais le retrait des kiosques n’aurait été exigé. Normalement, on ne demande l’interdiction que par principe, notamment pour obtenir des dommages et intérêts. Il y a eu un «shopping judiciaire», l’avocate a été maligne. Le tribunal de Beauvais n’est pas habitué à ce genre d’affaire.

Que reprochez-vous à la procédure ?

Déjà, normalement, pour les titres de presse locale on essaye de ne pas attaquer dans le lieu de parution du journal, pour éviter une justice subjective même si la subjectivité est souvent inconsciente. La plupart des affaires se jouent dans des grandes villes loin de la rédaction. Ensuite, ici, la justice a fait des erreurs de base dans sa décision. Quoi qu’on en pense en termes de liberté de la presse, il y a des fautes d’un point de vue juridique. Le droit de la presse est un domaine extrêmement subtil, la loi dit peu de chose, alors tout est dans la jurisprudence. Ça ne s’apprend donc pas en deux minutes en ouvrant le code civil. Là, la décision a été rendue au mois d’août par un magistrat de permanence qui statue sur tout et n’importe quoi en même temps, de la fuite du voisin à l’interdiction de parution d’un titre de presse. C’est une mauvaise décision de droit.

En quoi la décision serait-elle erronée ?

La justice s’est trompée dans la prise en compte de la notion de vie privée telle qu’elle est définie par la Cour de cassation. La jurisprudence en la matière est très large, très tolérante, mais par contre elle est claire sur le fait qu’on ne peut pas revendiquer la vie privée d’un mort. Le juge de référé ici a statué en partie sur le droit d’un mort. Si c’était resté uniquement sur la famille, alors la décision aurait été juridiquement correcte mais là, il y a confusion. La vie privée est un attribut de la personne vivante. Je pense que la cour d’appel (qui doit statuer vendredi) aura un tout petit peu plus de recul, avec des juges plus expérimentés. Ils feront attention et se pencheront sur la jurisprudence dans ce domaine. Après, elle pourra décider de garder un bout de vie privée de la veuve, et la question sera de savoir si ce bout vaut une entrave à la liberté d’expression au point d’interdire un journal.

Juridiquement, en France, où s’arrête le droit au respect à la vie privée et où commence celle de la liberté d’expression ?

La liberté d’expression est un texte constitutionnel donc en théorie supérieur à la simple loi sur le respect de la vie privée. Mais à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), la vie privée est plus forte que dans notre droit interne, les deux (vie privée et liberté d’expression) pèsent le même poids. Comme c’est la CEDH qui a le dernier mot, de plus en plus de juges disent qu’il faut faire la balance entre les deux : est-ce que l’acte est suffisamment préjudiciable pour le plaignant pour entraver la liberté d’expression ? En théorie c’est la liberté d’expression qui l’importe, mais ce n’est pas parce qu’elle est supérieure qu’elle est absolue. C’est une liberté relative. Alors les juges tentent de prendre des mesures appropriées : est-ce qu’on condamne à des dommages et intérêts, est ce qu’on enlève une phrase d’un article, est ce qu’on confisque le matériel ? C’est un arbitrage compliqué et très fin entre la liberté d’expression et le préjudice observé, dans lequel il faut respecter les deux.