C'est le profil cauchemardesque par excellence. Citoyen marocain installé en Espagne durant sept ans, d'une mobilité extrême - pas moins de six pays d'Europe traversés entre février 2014 et août 2015 - et d'une discrétion rare, Ayoub El Khazzani, l'assaillant du Thalys, pose à lui seul toutes les colles que redoutent les services de renseignement. En témoigne cet aveu d'un ponte en la matière : «Nous sommes face aux limites objectives de ce que peuvent faire les services. C'est un gigantesque jeu de cache-cache à l'échelle européenne. La masse globale des terroristes potentiels a grossi de façon spectaculaire en quelques mois. Et, comble de la difficulté, ils vont de plus en plus loin dans la dissimulation et la clandestinité.»
Cette fois-ci, contrairement aux cas Merah, Kouachi ou Salhi, aucune faille n’est a priori imputable au travail des services. Pourtant, l’effet loupe généré par l’accumulation des attentats ou projets d’attentat depuis janvier soulève une interrogation légitime auprès de l’opinion publique : comment des individus peuvent-ils passer à l’acte alors qu’ils sont fichés par plusieurs services de renseignement européens ?
En dépit de deux nouvelles lois - lutte contre le terrorisme en novembre et renseignement en juin -, et des recrutements massifs à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) - 500 nouveaux agents d’ici 2017 -, la surveillance des jihadistes demeure une science inexacte.
Qu’est ce que la fiche «S» ?
La fiche «S», pour «sûreté de l’Etat», est l’une des 21 sous-catégories du plus ancien fichier de police, le fichier des personnes recherchées (FPR), créé en 1969. Ce dernier comporterait 400 000 noms actuellement, allant des mineurs fugueurs («M») aux évadés de prison («V»), en passant par les débiteurs du Trésor («T»). La fiche «S», elle, est réservée aux individus menaçant potentiellement la sécurité nationale. Une notion juridique relativement floue, permettant aux services de renseignement de ratisser assez large. Y figurent en priorité les aspirants terroristes, mais aussi toute une flopée de militants antinucléaires, d’activistes politiques (anti-G20, zadistes), de hooligans et de membres de groupuscules d’extrême droite. Aucune des sources contactées par Libération ne connaît précisément le nombre d’individus fichés «S». Un chiffre qui varie entre 5 000 et 8 000 selon les estimations. Cette information, comme le contenu des fiches, est classée secret-défense.
Pour qu’une fiche «S» soit émise à l’encontre d’une personne, les services de renseignement doivent rassembler un certain nombre d’éléments tangibles : participation active à une organisation politique, fréquentation assidue d’un lieu de culte identifié comme radical, contribution à un site ou à un blog «de propagande», interactions fréquentes avec des individus eux-mêmes fichés «S»… A la différence des fiches «J» (judiciaire), une fiche «S» peut être créée sans que la personne n’ait commis le moindre acte répréhensible. «C’est une petite sonnette d’alarme, destinée à collecter des renseignements sur les déplacements d’une cible, résume un policier antiterroriste. Elle ne déclenche aucune mesure coercitive.»
Quelles sont les limites du fichage ?
La fiche «S» comporte des échelons allant de 2 à 16. Toutefois, et c’est une méprise largement diffusée, cette graduation ne correspond pas à une échelle de dangerosité : un S 5 n’est pas moins susceptible de passer à l’acte qu’un S 3 (Ayoub El Khazzani) ou qu’un S 13 (Sid Ahmed Ghlam).
Cette classification fixe en revanche le comportement à adopter pour tout policier, gendarme, ou douanier, se retrouvant face à l'individu fiché, ce qui induit de fait une logique de priorisation. Pour Mohamed Merah, le tueur de Toulouse, l'échelon 5 impliquait de signaler ses passages aux frontières, mais pas de fouiller ses bagages, ni de le surveiller sur le territoire français. Pour Ayoub El Khazzani, les consignes étaient de «ne pas attirer l'attention, recueillir un maximum de renseignements et copier si possible les documents d'identité.» Vendredi dernier, peu de temps après son arrestation, la polémique a donc ressurgi quant à l'utilité de cette fiche. «Comme tous les fichiers de police, il faut l'interroger pour savoir si une personne y figure, précise un spécialiste. Mais si cette vérification n'est pas effectuée, il est impossible de s'apercevoir que la personne est jugée sensible.»
A l’intérieur de l’espace Schengen, un tel contrôle n’intervient que très rarement, y compris lors de vols intra-européens. Toutefois, les mesures sont renforcées sur les destinations problématiques. «Il est clair que le fichier est beaucoup plus consulté pour des jeunes hommes allant seuls à Istanbul que pour un couple avec enfant allant à Ibiza», euphémise un agent aéroportuaire. Il n’en reste pas moins que la fiche «S» n’est pas une assurance contre le retour des jihadistes. Mehdi Nemmouche, auteur de la tuerie du musée juif de Bruxelles, était rentré en Europe via Francfort à son retour de Syrie. Mais il avait pris soin de brouiller les cartes en effectuant auparavant de courtes escapades à Singapour, en Malaisie et en Thaïlande.
La coopération en Europe est-elle efficace ?
Un Marocain résident espagnol monté en gare de Bruxelles à bord d’un train en provenance d’Amsterdam dans le but de commettre un attentat en France : l’affaire El Khazzani a brusquement relancé le débat autour de la libre circulation en Europe, avec son lot d’approximations et de contre-vérités. Depuis 1995, la convention Schengen a certes aboli les contrôles fixes aux frontières intérieures de ses 26 Etats membres. Mais le système a également permis de renforcer la coopération policière au sein de la zone, notamment grâce au Système d’information de Schengen (SIS), une gigantesque base de données informatiques permettant d’échanger des informations sur certains individus signalés. Toutes les fiches «S» établies par les services de renseignement français sont ainsi transmises automatiquement au SIS, et de ce fait accessibles aux différents services de police de l’espace Schengen.
Si Ayoub El Khazzani est réapparu dans les radars de la DGSI, c'est d'ailleurs grâce au SIS, le suspect ayant pris un vol Germanwings entre Berlin et Istanbul en mai 2015. Une logique de partage que plus personne ne conteste en Europe. Mardi, au cours de sa conférence de presse, le procureur de Paris, François Molins, a insisté sur «l'importante coopération judiciaire internationale».
Ces dernières années, de fait, de nombreux efforts ont été faits pour améliorer les procédures de coopération, bilatérales et multilatérales. Des officiers de liaison sont présents dans tous les pays, des missions de renseignement se déplacent régulièrement pour échanger des données avec leurs homologues, et des milliers d’informations circulent chaque jour entre les services amis à travers des réseaux cryptés. La coopération entre la France et ses voisins européens a par ailleurs été renforcée par la loi sur le renseignement adoptée fin juin.
Cette mutualisation est-elle pour autant suffisante ? « L'affaire du Thalys pose les limites de la territorialité, analyse un ponte du renseignement français. Si en amont le travail n'est pas fait par un autre Etat, tout l'édifice risque de fait d'être fragilisé.» Les passages d'Ayoub El Khazzani ou de Mehdi Nemmouche par la Belgique, pays dont les services de renseignement ont moins d'expérience dans la lutte antiterroriste qu'en France, illustrent cette problématique.
La rétention administrative est-elle envisageable ?
Une partie de la droite ne s'est pas embarrassée de ces subtilités pour fustiger une situation jugée intenable. Tout à sa doctrine ultra-sécuritaire, Eric Ciotti, député LR des Alpes-Maritimes, a émis, mardi matin, l'idée de «placer les suspects les plus dangereux dans des centres de rétention avant le passage à l'acte». Ni plus ni moins qu'un Guantánamo sans l'aval de la Cour suprême… Une posture politique qui n'a pas le moindre fondement juridique. Selon l'article 66 de la Constitution, l'autorité judiciaire est seule garante des libertés individuelles. Toute détention, même préventive, ne peut être décidée que par un juge. Y compris celle d'un terroriste présumé.