Armée d'un tire-lait, une lesbienne donne un peu de son lait après avoir accouché : collecté par un lactarium, il servira à nourrir des enfants prématurés. Pour avoir l'enfant qu'elle et sa compagne désiraient, elle a bénéficié d'un don de sperme hors de tout cadre légal - de la part d'un homme qui a tenu sa promesse, celle de ne pas réclamer de droits sur leur enfant mais d'accepter de le rencontrer si cet enfant désirait connaître davantage son «père de naissance». Des gays se réjouissent de pouvoir enfin donner leur sang comme n'importe quel citoyen. Une féministe, hétérosexuelle celle-là, confrontée très tôt à la maladie d'une amie proche décédée, s'est inscrite au fichier des donneurs de moelle osseuse. D'autres femmes donnent leurs ovocytes malgré la lourdeur de la procédure. Chaque jour, en France, dans des hôpitaux et des points de collecte ponctuels, des citoyens cèdent leur sang, leur plasma, leurs plaquettes, et goûtent la douceur paisible d'être allongés au milieu d'autres anonymes, malaxant de leur main une balle en caoutchouc pendant que se remplit la poche en plastique qui sauvera, peut-être, une vie. Les lecteurs et lectrices du dernier roman de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants (Verticales 2014), comprennent un peu mieux ce que signifie la greffe d'organes et réfléchissent, et discutent avec leurs proches : aller jusqu'à donner «ses yeux» (ses cornées en fait) après sa mort ? Ou «juste» le cœur, le foie, les poumons. Et parfois, ce sera, aussi, les cornées…
Comment ne pas mettre en relation entre elles ces milliers d’histoires individuelles ? En matière de réel et d’outils pour le penser, les citoyens ont souvent plus d’avance que le droit et les législateurs. Pour le meilleur, quand on voit la vitalité du don de sang en France. Pour le plus déprimant, parfois, quand on entend tel gay, dans une réunion associative, dire «je cherche une femme saine pour porter mon enfant», ou «je vais devoir aller en Haïti, car je n’ai pas les moyens de me payer une donneuse nord-américaine». Pour le plus acrobatique, quand des lesbiennes, auxquelles est interdite la PMA en France, prennent le TGV pour obtenir une insémination dans une clinique de Bruxelles ou de Madrid. Pour le plus incertain, quand c’est au petit bonheur d’Internet que telle femme célibataire, lesbienne ou pas, recourt à un site étranger qui vend et livre du sperme congelé en France.
Mais pourquoi devrions-nous nous résoudre à laisser au marché et à Internet cette circulation des fluides à laquelle aspire une part de nos concitoyens ? Pourquoi la gestation pour autrui devrait-elle être condamnée à être marchande alors que certaines femmes, déjà mères, peuvent ressentir la fierté et la puissance de ce don comme d’autres sont heureux de donner sang ou moelle ? Pourquoi devrions-nous laisser les clichés et ceux qui les énoncent prendre le pas sur la réalité au sujet de «l’achat d’enfant» ou de l’inévitable «traumatisme» de qui ne connaît pas ses origines ? Non, acheter du sperme, voire payer la gestation d’une femme, ce n’est pas acheter un enfant car l’achat suppose la possession, et dans nos sociétés on ne possède pas un être humain. Non, le traumatisme de qui ne connaît pas son donneur n’est pas inévitable. Evoque-t-on le traumatisme de qui doit la vie à une greffe d’organes ou une transfusion ?
C’est une lame de fond qui traverse nos sociétés : elle dit bien l’aspiration à une circulation des fluides et des organes, autre que celle que le marché pourrait écrire. C’est pour cela que les réticences à l’égard de la marchandisation du corps humain doivent être prises au sérieux. Nous ne sommes pas plus condamnés à concevoir une GPA ou un don du sperme marchand que nous ne l’étions à concevoir un don du sang rémunéré, comme cela se pratique aux Etats-Unis. C’est là, justement, que le modèle du don (tel que le don du sang) devrait nous servir de modèle pour penser ces aspirations autour de l’accès au sperme voire à la gestation.
Bien sûr, il se trouvera toujours des personnes pour s'en horrifier - comme des religions s'opposent aux vaccins ou au don de sang. Inutile d'essayer, ici, de convaincre ceux et celles qui croient à un ordre naturel, qui s'opposaient, de toute façon, à la pilule il y a quarante ans, ou qui pensent que la famille c'est «un papa et une maman» et se découvrent opposés à la marchandisation et à l'exploitation des plus faibles (ironie de l'histoire : ces mêmes familles aisées que l'on retrouvait dans les cortèges de la «manif pour tous» sont les descendantes de celles qui, au XIXe siècle, ne se sont pas embarrassées de faire élever leurs enfants par des nourrices à la campagne, et dont les fils de famille commençaient leur vie sexuelle avec la bonne avant que celle-ci ne soit renvoyée, enceinte, pour avoir fauté).
A celles et ceux qui sont inquiets des dérives de la marchandisation, il faut dire que c’est justement le modèle du don (et de la valorisation du donneur) qui devrait nous servir de base pour réfléchir à un modèle alternatif à celui d’un achat par le plus offrant - qui porte évidemment le risque de l’exploitation des plus faibles, dans nos sociétés ou dans des sociétés plus pauvres encore.
Bien sûr, tout reste à inventer des modalités pratiques les plus protectrices pour chacun et chacune : possibilités de rétractation pour une femme qui accepterait de porter un enfant pour d’autres. Une indemnité qui ne soit pas légalement un salaire, mais permette à la femme qui porte l’enfant de connaître une situation dégagée de la nécessité, valorisante et productrice de droits sociaux. Que cette indemnité soit financée par les parents à venir, mais versée à la mère biologique par un organisme intermédiaire, association reconnue d’utilité publique ou établissement public, sur le modèle de l’Etablissement français du sang. Accès des femmes célibataires ou des couples de lesbiennes au don du sperme dans les mêmes conditions que les femmes hétérosexuelles en couple aujourd’hui. Possibilité de l’enfant d’avoir accès à ses origines biologiques, ce qui est d’ailleurs le meilleur moyen de ne pas les fantasmer, parfois, mais pas toujours, dans la souffrance : à l’heure de la traçabilité à tous crins, il y a une voie à trouver entre la quête obsessionnelle des origines (toute la vérité d’un être ne se résume pas à ses parents biologiques) et le pur anonymat, qui pose des problèmes réels, ne serait-ce que sur le plan de la connaissance de ses antécédents de santé et des risques de consanguinité.
On peut aussi imaginer, c’est ce que font déjà nombre de familles, homoparentales, recomposées, ou pas, des façons différentes de nommer et de désigner, en droit, parent légal, social, et biologique. Cela clarifierait le statut de chacun, en rassurant des parents biologiques qui ne souhaiteraient pas être des parents sociaux - et cela ouvrirait la voie à la pleine reconnaissance des parents sociaux de l’enfant : car, s’il n’y a pas et n’y a jamais eu de droit à l’enfant, il y a, en revanche, le droit de l’enfant d’avoir des parents qui le protègent et soient, ce faisant, reconnus par la loi. Les parents homosexuels, parfois plus que d’autres parce que leurs projets ont dû mûrir, savent qu’on ne naît pas plus femme que parent, mais qu’on le devient - en miroir, être un parent biologique ne dit rien de la capacité, de l’envie, ou du devoir de l’être.
Un tel changement, dans nos façons de percevoir la circulation des fluides et la conception, permettrait la même gratitude à l’égard de qui donne son sperme ou permet la venue au monde d’un enfant qu’à l’égard de qui donne sa moelle, son lait, ses ovocytes, ou son sang. Plutôt que de confier cette circulation à un obscur marché des trafics en tout genre, parions sur une République des fluides et des organes. Elle énoncerait, de la façon la plus concrète et joyeuse, comment nous sommes liés les uns aux autres, par ce qui nous rend vivants.
Johanna Siméant s’exprime ici à titre citoyen.