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Décryptage + Infographie

Navigo, la nouvelle ligne du tarif unique

Le passe à 70 euros pour tous est un pari afin d’inciter les Franciliens à abandonner leur voiture.
Le Premier ministre Manuel Valls a apporté son soutien à l'instauration d'un passe Navigo à tarif unique (Photo Eliot Blondet. AFP)
publié le 31 août 2015 à 19h56
(mis à jour le 31 août 2015 à 22h51)

Si Jean-Paul Huchon, patron socialiste de la région Ile-de-France, n'avait pas topé nuitamment entre deux tours des régionales 2010 dans un «couloir du Novotel des Halles» (c'est lui qui le dit) avec Cécile Duflot, chef des écologistes franciliens, les habitants n'auraient pas ce mardi matin entre les mains un passe Navigo (la carte de transport magnétique du Syndicat des transports d'Ile-de-France) au tarif unique de 70 euros par mois. Pour ce prix-là, à eux les 109 km du RER A d'est en ouest si ça leur chante… A trois mois des élections régionales, voilà une mesure politique bien concrète pour l'électeur. A qui les Franciliens doivent-ils ce bonheur ? «A nous !» clament les écologistes. Lundi matin, tandis que les voyageurs rechargeaient leur passe avec parfois une incrédulité sur le prix, Emmanuelle Cosse, tête de liste EE-LV aux régionales en Ile-de-France, tenait un point presse à la sortie du métro Saint-Lazare, martelant que «ce sont les écologistes qui ont permis de faire ça». Certes, Huchon a bien accepté un accord en ce sens, et fini par obtenir du gouvernement et du patronat les sources de financement, mais «on a mis beaucoup de temps à le convaincre», assure Cosse, estimant plutôt qu'il a «bataillé contre pendant quatre ans».

Du côté de l'opposition régionale LR-UDI, la conversion est récente. Pour Valérie Pécresse, tête de liste aux régionales, le tarif unique était jusqu'à présent «une tromperie», terme qu'elle utilisait encore dans une interview aux Echos en décembre. Anticipant quand même la probable popularité du dispositif, la patronne de la droite régionale se gardait bien d'être contre le principe, qui «se défend dans une logique d'aménagement du territoire». Mais elle s'emportait contre le tarif, un cadeau à ses yeux : «Cela se traduira soit par une hausse d'impôts soit par des investissements sacrifiés.» C'est l'argument principal des opposants au tarif unique, parmi lesquels la Fédération nationale des usagers des transports (Fnaut). Tous reprochent à la mesure de créer un manque à gagner dont la compensation se fera forcément au détriment des investissements. C'est-à-dire de l'amélioration du réseau existant.

Comment ça marche, combien ça coûte, d’où vient l’argent et que font nos voisins ? Examen d’un système absolument inédit.

Comment ça marche ?

Jusqu’à présent, les 4 millions de porteurs d’un Navigo pouvaient choisir entre dix tarifs sur le périmètre couvert par le Syndicat des transports d’Ile-de-France. Moins grand que la région elle-même, ce périmètre avait été découpé en cinq zones. Une complexe combinatoire des zones aboutissait à des forfaits mensuels allant de 60, 70 euros à 116,50 euros. Avec le tarif unique, tout le monde passe ce mardi à 70 euros, sauf les trois forfaits qui sont déjà moins chers et le restent (mais ne desservent que deux zones).

Même nivellement pour la carte Imagine R, destinée aux étudiants, aux apprentis et désormais aux lycéens. Le tarif annuel allait de 333,90 euros à 733,50 euros.

Il est maintenant fixé à 333,90 euros pour tous. Là-dessus s'appliquent les tarifications sociales et, dans le cas de la carte Imagine R, les réductions financées par les départements pour leurs boursiers. D'une simplicité biblique, ce prix unique de 70 euros paraît étrange à certains économistes à l'heure des smartphones. Ainsi Marc Ivaldi, de la Toulouse School of Economics, préconisait-il dans une tribune aux Echos de «réfléchir à une tarification qui tienne compte de la distance, du moment de la journée et/ou du nombre de déplacements effectués par période». Pour l'heure, l'usager échappe à d'incompréhensibles variations tarifaires qu'il subit pour le train ou l'avion.

Combien ça coûte ?

Eh bien, on ne sait quel sera l’impact du tarif unique pour les finances publiques. Le Syndicat des transports d’Ile-de-France a calculé que le «dézonage» des cinq semaines d’été lui revenait à 10 millions d’euros. Mais pour le passage à l’année pleine, les chiffres avancés sont très variables : de 350 millions d’euros évoqués par la région et les écologistes jusqu’aux 550 millions dénoncés par la droite. Pourquoi une telle marge ? Personne ne peut dire combien de nouveaux usagers va générer cet avantageux passe à tarif unique. Il n’existe qu’un exemple dans l’histoire des transports publics : la création de la carte orange en 1975. Ses initiateurs pensaient en vendre 650 000 la première année : ils en étaient déjà à 900 000 en six mois ! Autant de nouveaux usagers, autant de recettes supplémentaires.

Le passe unique va-t-il susciter des vocations de voyageurs, en particulier aux extrémités du réseau ? La SNCF, qui gère les trains de banlieue du Transilien, va scruter de près ses gares de la grande couronne. Des dispositifs de capteurs thermiques, de tapis de comptage et de flux vidéo en 3D devraient permettre d’évaluer les évolutions du trafic. Mais le bilan de ces éventuels reports ne pourra être fait qu’après 2016. En attendant, la région estime que, si 1 % d’usagers supplémentaires se laissent convaincre de passer aux transports collectifs, cela ferait entre 70 et 80 millions d’euros de recettes.

Quel financement ?

Les détracteurs, la droite en tête, affirment que les crédits pour combler le manque à gagner seront pompés un jour ou l'autre dans les milliards des investissements. En effet, pour la première fois depuis trente ans, 8 milliards d'euros vont servir à remettre à niveau le réseau existant ; et 32 milliards à construire le nouveau Grand Paris Express. Le Stif peut-il piocher dans «l'enveloppe travaux» pour financer le manque à gagner d'un Navigo moins cher ? «Impossible,affirme Jean-Paul Huchon. On ne peut pas emprunter pour une dépense de fonctionnement comme le Navigo.»

D'où vient l'argent alors ? Un tiers du financement du passe (210 millions d'euros) est issu du «versement transports», taxe que paient les entreprises franciliennes de plus de neuf salariés. La chambre régionale de commerce et d'industrie (CCI) a accepté d'en augmenter le taux. Car le Navigo à tarif unique, dont les employeurs remboursent la moitié à leurs salariés, leur reviendra moins cher. Donnant-donnant. Pour le reste, «la région met 200 millions sur la table, par redéploiement de son budget», affirme Jean-Paul Huchon. Un argument pour ceux qui disent qu'on donne ici en prenant ailleurs ?

Quel système ailleurs ?

Partout en France, le principe de la carte orange francilienne a fait des petits : OùRA en Rhône-Alpes, Pastel à Toulouse, KorriGo en Bretagne ou encore Pass-Pass à Lille. Les prestations, très variables d’une région à l’autre, et les incidences du coût de la vie, rendent les comparaisons de tarifs difficiles. L’Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Ile-de-France (IAU) a trouvé plus pertinent de mettre la capitale française face à Londres, son concurrent. Même avant le tarif unique, en se fondant sur des zones dans un rayon de 20 kilomètres autour du centre, l’institut constatait des prix deux fois plus élevés à Londres qu’à Paris.

En fait, la carte Oyster des Londoniens est débitée en fonction de leur consommation, des distances et des horaires. «Le Grand Londres applique le principe d'utilisateur-payeur pour financer ses services de transport», écrit l'IAU, qui ajoute que «le prix des transports collectifs londoniens ne cesse d'augmenter au-delà de l'inflation». C'est un choix politique. Mais le tarif unique l'est aussi.