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Terrorisme

A Arras, aux obsèques de Dominique Bernard : «Il n’aimait pas le bruit et la fureur du monde»

La cérémonie religieuse pour les funérailles du professeur de lettres tué vendredi lors d’une attaque terroriste dans la cité scolaire Gambetta-Carnot était retransmise ce jeudi matin sur la place des Héros.
Sur la place des héros, ce jeudi matin. (Stéphane Dubromel/Hans Lucas pour Libération)
par Stéphanie Maurice, envoyée spéciale à Arras (Pas-de-Calais) et photo Stéphane Dubromel
publié le 19 octobre 2023 à 15h45

Arras enterre un professeur, ce jeudi matin. Sur le grand écran déployé place des Héros, Dominique Bernard s’affiche. Avec sa gueule sympa de prof en vacances, short de randonnée et bouquins serrés contre lui. Il est 10 heures, la cérémonie religieuse est retransmise en direct. Le glas de la cathédrale sonne avec lenteur. Le silence pèse sur le centre-ville, bouclé par les forces de police. Emmanuel Macron et sa femme, Brigitte, Gabriel Attal, le ministre de l’Education, de nombreux élus, dont les maires d’Arras et de Berneville, le village où résidait le professeur de lettres assassiné, assistent aux obsèques. Le deuil est national, mais la cérémonie sobre : c’est la volonté de la famille. Elle a voulu que seuls les proches, les amis, la communauté éducative de la cité scolaire Gambetta-Carnot puissent entrer dans la cathédrale. Elle a aussi demandé qu’aucune image ne soit prise en plan rapproché de leur peine. Aux abords, du personnel en noir filtre les entrées.

Au café le Georget, on s’est posé la question de fermer ce matin, hésitation, et puis décision de baisser le volet lors de la cérémonie. Comme tous les autres magasins de la place des Héros. L’employée n’a pas le cœur d’assister à la célébration religieuse, même à distance. Trop d’émotion : sa fille est scolarisée à Gambetta-Carnot, où l’attaque terroriste s’est déroulée. Heureusement, elle était en cours de sport ce vendredi 13 octobre, à l’extérieur de l’établissement. A Arras, tout le monde connaît quelqu’un touché de près ou de loin par la catastrophe. Gaëtane et Thierry, 59 ans, des amis, pensent à la mère du professeur, 83 ans : «Voir son fils mourir comme ça, c’est affreux. A deux mois de Noël.»

«On ne peut pas ne pas être là»

Un groupe est dans l’attente du début de la cérémonie. «C’est un des nôtres», commence l’une des femmes. Elle éclate en sanglots. «Nous sommes des inspecteurs de l’éducation nationale. On ne peut pas ne pas être là», explique sa voisine. Ils ne veulent en dire plus. Sur l’image géante, le cercueil entre dans l’église, sur des notes de guitare, et la pluie commence à tomber. La petite foule clairsemée, dans les 300 personnes, moins que les 5 000 rassemblées dimanche dernier, se hérisse de parapluies. Rémi, 46 ans, qui travaille dans la banque, se tient droit, figé, regard fixe. «Son épouse est mon ancienne prof d’anglais. Elle est devenue une amie qu’on côtoyait de temps en temps. J’avais du mal à la tutoyer, je l’avais trop longtemps vouvoyée en tant qu’élève.» Alors, être là lui semble la moindre des choses. Même s’il est inquiet des suites, d’une France qui s’enferme. «Je n’attends rien de ce qui va sortir du ministère de l’Intérieur. Mettre des portiques à l’entrée des lycées, cela veut dire encore exclure des gens. Il faudrait davantage de moyens dans le social et dans l’éducation des gens.»

Soudain, la voix de l’évêque, Mgr Olivier Leborgne, résonne contre les murs de la place : «Nous sommes là avec vous, ses proches ; nous sommes là avec vous, chers jeunes, pour qui nous espérions autre chose. Nous sommes là avec la nation touchée au cœur. Nous sommes là avec vous, chrétiens, croyants d’autres religions, ou incroyants.» Il laisse la place à Isabelle Bernard, la femme de Dominique. Qui dit tout ce qu’il aimait. Gracq, Flaubert, Stendhal. Baudelaire, Apollinaire. Truffaut, Kubrick, Lubitsch. «Il aimait l’Italie, la Toscane, Le Titien. Il aimait le gothique et les cathédrales, qu’on visitait de ville en en ville. Il aimait la lumière rasante du soir.» Et ce qui le laissait froid : «Il n’aimait pas l’informatique et les réseaux sociaux, le téléphone, il n’en avait même pas. Il n’aimait ni la foule ni les honneurs. Il n’aimait pas le bruit et la fureur du monde. Il aimait profondément ses filles, sa mère, sa sœur. Nous nous aimions.» Le silence des larmes qu’elle contient s’entend dans les haut-parleurs.

«On est entouré de peurs»

La cérémonie se poursuit, avec les chants et l’homélie prononcée par Mgr Leborgne : il y rappelle l’importance de l’amour, plus fort que la vengeance et la haine. «Il n’y a aucune mièvrerie derrière cela, mais un constat jamais démenti», précise-t-il. Des mots qui prennent à la gorge Lucie, 73 ans, et Raffaelle, 77 ans. Toutes les deux des enfants de l’immigration. «Nos petits-enfants sont multiculturels, franco-italien-polonais-arabe, précise Lucie. Les gens font l’amalgame de tout, de certaines catégories de personnes, de nationalité, de ce qui se passe en Israël. Je vois le racisme qui prend de l’ampleur. On est entouré de peurs.» Dans la foule, devant l’écran et sa vue aérienne de la nef, un jeune couple se bécote. Dominique Bernard avait les cérémonies en horreur, rappelait son épouse un peu plus tôt. Sûr qu’il en aurait souri.