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Justice

A Marseille, des magistrats proposent des mesures fortes pour sauver la «narcoville» du trafic de drogues

Des acteurs en première ligne dans la lutte contre le narcotrafic réclament la «mise en place d’un plan Marshall», et notamment la création d’un régime carcéral spécifique et d’une cour d’assises spécialisée. En 2023, 49 personnes ont été tuées lors de règlements de compte liés au narcobanditisme, un record.
A Marseille le 3 avril 2023, au rassemblement à la cité du Castellas après les assassinats de trois jeunes, probablement sur fond de trafic de drogue et de règlements de compte. (Olivier Monge/© Olivier Monge/MYOP )
publié le 8 mars 2024 à 13h27

Régime carcéral spécifique, cour d’assises spécialisée et collaboration facilitée avec les trafiquants de drogues «repentis» : des magistrats proposent des mesures fortes pour contrer le narcotrafic qui gangrène et ensanglante Marseille, décrite comme une «narcoville». «Nous sommes en train de perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille», s’est alarmée Isabelle Fort, responsable du service «criminalité organisée» du parquet de Marseille, devant la commission sénatoriale d’enquête dédiée à la lutte contre le trafic de drogues en France.

Les membres de la commission, qui consacre plusieurs journées cette semaine à la situation dans la deuxième ville du pays, étaient à Marseille jeudi 7 mars. «Le constat qu’on partage tous, c’est que les politiques publiques ont été en échec durant des années sur notre territoire», a estimé Hassen Hammou, du collectif Trop Jeune pour mourir, créé en 2016 en réaction aux assassinats liés au trafic de drogue, plaidant pour davantage de services publics dans les cités paupérisées.

«Le narcobanditisme agit à Marseille comme une sorte de gangrène qui abîme le tissu social», avait également constaté le président du tribunal judiciaire de Marseille, Olivier Leurent, lors des auditions à Paris mardi et mercredi. «L’Etat semble mener une guerre asymétrique contre le narcobanditisme mais se trouve fragilisé face à des bandes organisées très équipées», avait-il ajouté.

«Il y va de notre Etat de droit»

L’année 2023 fut la plus sanglante avec 49 personnes tuées, dont quatre victimes collatérales, et 123 blessées dans la guerre de territoires opposant des gangs rivaux. Une violence qui brise des familles et fait vivre les habitants de certains quartiers dans la peur. Les renforts – 22 magistrats ou encore 21 enquêteurs de la police judiciaire – ont bien permis de doubler les ouvertures d’informations judiciaires, 69 en 2023, liées aux tentatives d’assassinat.

Mais les magistrats estiment ces moyens, «qui constituaient un rattrapage des sous-dotations» passées, déjà «notoirement insuffisants», selon Olivier Leurent. Il a réclamé la «mise en place d’un plan Marshall» pour combattre des criminels disposant «d’une force de frappe considérable sur le plan des moyens financiers, humains, technologiques».

«Il y va de notre Etat de droit et notre stabilité républicaine», a-t-il martelé. Des préoccupations partagées dans des pays du nord de l’Europe comme la Belgique ou les Pays-Bas où les mafias de la drogue ont menacé des magistrats, des responsables politiques, et commis des meurtres en série.

Parmi leurs pistes d’amélioration, les magistrats plaident pour «un régime pénitentiaire distinct» pour les trafiquants de drogue, avec un isolement strict. Car, même derrière les barreaux, les «têtes de réseau gèrent» souvent l’organisation de leurs équipes, voire les exécutions de concurrents, a rappelé le procureur de Marseille, Nicolas Bessone. Un tel ordre a récemment été entendu par les enquêteurs dans une cellule sur écoute. Mi-février, un détenu de la prison d’Aix-Luynes liée à la «DZ Mafia» a été tué dans sa cellule par son codétenu du clan «Yoda» opposé.

Le consommateur dans l’angle mort

Nicolas Bessone s’est également déclaré favorable à un assouplissement de la législation sur les «collaborateurs» de justice. En France, les trafiquants repentis ne peuvent bénéficier d’une protection qu’à condition de ne pas avoir de sang sur les mains. Contrairement à l’approche «efficace» de l’Italie ou des Etats-Unis, selon lui.

Les magistrats ont également déploré le recours accru des criminels à des «avocats spécialisés», qui se concentrent sur la forme pour faire annuler des procédures, plutôt que sur le fond. «Avoir un régime qui permette d’empêcher des recours systématiques» serait plus efficace, selon Olivier Leurent. Il existe aussi des craintes que les trafiquants puissent corrompre certains agents publics. Deux enquêtes sont en cours à Marseille concernant des fonctionnaires suspectés d’avoir renseigné des membres du crime organisé.

Nicolas Bessone a également plaidé pour la mise en place de cours d’assises spécialisées pour le narcotrafic : «Qui, aujourd’hui, ferait juger les actes terroristes par des non-professionnels, des jurés ordinaires ?» Selon lui, ces derniers «ont peur des représailles», ce qui peut conduire à des peines moins lourdes.

Enfin pour Olivier Leurent, l’accent devrait être mis sur la source du trafic, le consommateur : «Il faut que le sentiment de transgression soit propagé comme une politique publique», à travers des campagnes publicitaires mais aussi à l’école. Depuis 2022, le parquet de Marseille a mis en place des audiences pour responsabiliser les usagers, une initiative unique en France qui vise à éviter la récidive. La stratégie dite de «pilonnage» des points de deal a permis d’interpeller «2 350 trafiquants en 2023» et la saisie de 19 tonnes de cannabis, selon les responsables policiers. Sans permettre de réduire le trafic.