Prendre le bigorneau dans ma main. Le mettre dans ma bouche, sans l’imaginer sortir la tête de sa coquille et gesticuler. Le coincer entre ma langue et mes dents. Prendre une grande inspiration. Puis pencher la tête en arrière. Souffler de toutes mes forces, voir le mollusque prendre son envol, s’écraser dans le sable. Sentir un petit goût salé pendant que de maigres applaudissements parcourent l’assemblée. Et entendre le verdict, crié par un arbitre : 5m64.
Tout est parti d’une demande faite à la sortie d’une réunion, dans les locaux de Libé, quelques jours plus tôt. «Quelqu’un veut aller couvrir les championnats du monde de cracher de bigorneau dimanche ?» J’ai d’abord cru à une blague. La proposition était pourtant sérieuse, avec l’idée affichée de faire, en plein été, un pas de côté léger sur l’actualité en racontant un concours insolite. Me voilà donc, le premier dimanche d’août aux aurores, à prendre un train direction le port de Moguériec, à Sibiril, dans le fin fond du Finistère.
Pas question de prendre l’affaire à la légère. Quitte à y aller, autant participer. C’est que la chose est sérieuse : vieux de trois décennies, le championnat a ses règles, ses stars, et même sa page Wikipédia. Organisé chaque année lors de la kermesse de l’école publique de la ville, il vise à financer les sorties scolaires et le matériel des gamins du coin.
La légende du CRS
Dans le port de Moguériec, on raconte que l’idée est partie d’un CRS, qui surveillait la baignade sur les plages de Roscoff et cherchait à occuper des gosses durant une journée pluvieuse. Il a fait avec ce qu’il avait sous la main, à savoir des bigorneaux et un peu d’ingéniosité. A Sibiril, on aurait ensuite fait de cette occupation d’une journée un concours annuel. «L’histoire du CRS ? C’est une légende. Mais certains y croient, tout le monde le raconte, et ça entretient le mythe», tranche Hervé, fils de Jean-Yves, premier organisateur du championnat.
Le bouche à oreille puis les médias ont fait le reste : Sibiril est désormais connu pour ses bigorneaux. «TF1, France 3, Society, Nagui… Tout le monde parle de nous. Même Hanouna nous a contactés une année, mais on n’y était pas allés», s’amuse Monique, 76 ans, tee-shirt rose floqué à l’effigie du concours sur le dos. L’attroupement créé autour de son stand et la très longue file d’attente pour pouvoir cracher illustrent cette popularité.
Les mollusques crachés ce dimanche, c’est elle qui est allée les chercher la veille, à marée basse. La retraitée en a ramené deux seaux, remplis à ras bord. «On les fait tremper dans l’eau avant de cracher, sinon le bigorneau colle. Puis, une fois qu’on a craché, on les remet dans la mer», explique-t-elle. Les règles sont simples : il faut payer deux euros pour trois crachers. Chaque participant peut jouer autant de fois qu’il le souhaite, à condition de payer. A l’atterrissage dans le sable, la performance est mesurée. Les joueurs sont classés par catégorie : les hommes, les femmes, les enfants de moins de 12 et 16 ans.
Il y en a aussi une pour les internationaux. «On a vu passer beaucoup de Belges, d’Allemands, de Néerlandais. L’année dernière, c’est un Chilien qui a remporté cette catégorie. Mais des fois, on se demande si certains ne s’inventent pas des nationalités : comme il y a beaucoup moins de concurrents, c’est plus facile de repartir avec une coupe», détaille Elisabeth, une autre bénévole.
«Quand il crachait, le bigorneau sifflait»
Le plus grand des champions est français. Alain Jourden, 16 titres à son actif et un record du monde mesuré en 2011 à 11,04 mètres. Libé l’avait rencontré en 2017, un an avant sa mort. On m’en parle aujourd’hui comme d’une légende, un artiste du crachat. Monique : «Quand il crachait, le bigorneau sifflait.» Hervé : «C’est le genre de mec que tu voyais à la plage plusieurs semaines avant à s’entraîner.» La piste du cracher porte aujourd’hui son nom. Et son fils, champion en titre avec un jet à près de neuf mètres en 2022, a depuis repris le flambeau.
Par chance pour moi, il n’y a ce dimanche aucun Jourden à l’horizon. Le championnat s’annonce plus ouvert qu’à l’accoutumée. Sous le soleil, les bigorneaux fusent, les conseils aussi. «L’important, c’est de le faire tourner trois fois dans sa bouche», assure un bénévole. Un autre maintient que le truc, c’est de mettre la langue dans le trou, et ensuite de souffler à plein poumon. D’autres parlent du choix du bigorneau – il paraît que les pointus partent plus loin. Un vieux songe un temps à jouer, puis passe son tour : «Pour les anciens comme moi, le bigorneau il va à six mètres, le dentier à douze !»
J’y retourne. Après 30 minutes dans la file d’attente, la marque à atteindre est à 6,89 mètres. Monique tente de lancer un chant à mon nom. Sans succès. J’ai la pression, une caméra de France 3 braquée sur moi et une cinquantaine de paires d’yeux qui me regardent. Bigorneau pointu, trois tours dans la bouche, la langue dans le trou, une grande expiration. Le coquillage part loin. Les spectateurs applaudissent. L’arbitre annonce la marque : 6,89 mètres. Me voilà premier ex aequo après près de deux heures de concours. Je me mets à rêver de victoire, d’un trophée à ramener à la rédaction qui servira de déco sur mon bureau.
Battu par un Auvergnat
Mes rêves sont balayés quelques minutes plus tard : un barbu, pas très grand, gueule d’Irlandais, vient de cracher à plus de 8 mètres. Un habitué ? Pas vraiment. Il s’appelle Etienne, il a 52 ans et vient d’Auvergne. Il compte une seule participation à son actif : l’année dernière, déjà en vacances dans le coin, il avait tenté sa chance. «Je n’avais même pas passé les six mètres», rigole-t-il. Alors, quel est son secret cette année ? «Franchement, j’en ai aucune idée, je n’ai rien changé. C’est instinctif : tu le mouilles bien, tu fais un pas en avant et tu essayes de cracher à peu près à 45 degrés.»
Retour dans la queue, qui a doublé de volume depuis mon précédent passage. Arrivé au banc de sable, j’applique ses conseils : bien mouiller le coquillage, un pas en avant, 45 degrés. Un de mes crachats dévie de sa trajectoire et manque d’éborgner une petite fille dans le public. Un autre part bien, mais pas assez. Verdict : 7m07. Je ne serai pas champion du monde aujourd’hui. A défaut, je peux toujours me consoler en me disant qu’au moins, je détiens le record officiel du plus long cracher pour un journaliste de Libé. Sans concurrence, certes. Mais un record reste un record.