29 octobre 1965, à Paris. Alors qu’il a rendez-vous avec le cinéaste Georges Franju, l’opposant politique marocain Mehdi Ben Barka est interpellé devant la brasserie Lipp, boulevard Saint-Germain, puis embarqué dans une voiture de police, qui file rue de Rennes. Quelques jours plus tard, au sud de Paris, le dissident est torturé et assassiné. Cinquante-six ans après, les zones d’ombre persistent sur cette affaire. Les responsabilités des services secrets marocains et français restent floues. Que savait à l’époque le pouvoir gaulliste ? Quel rôle ont joué les autorités françaises, qui ont toujours refusé de rendre publiques certaines archives ?
Aujourd’hui, des archives déclassifiées des services secrets tchécoslovaques, étudiées par un jeune historien tchèque interrogé par l’hebdomadaire britannique The Observer, lèvent une petite partie du voile sur les activités politiques de Ben Barka avant sa mort. Selon ce dossier de plus de 1500 pages, «Ben Barka entretenait non seulement des relations étroites avec la Státní bezpecnost (StB), le redouté service de sécurité tchécoslovaque, mais en recevait d’importants paiements, en espèces et en nature».
«Un jeu très dangereux»
Les liens entre l’Est et le militant indépendantiste avaient déjà été dévoilés par un journaliste tchèque, Petr Zidek, il y a une quinzaine d’années. L’affaire, à l’époque révélée par l’Express, a été rouverte par l’historien Jan Koura. En recoupant les archives avec des milliers d’autres documents récemment rendus publics, ce professeur à l’université Charles de Prague dépeint Ben Barka comme «un homme qui jouait sur plusieurs tableaux, qui en savait beaucoup et qui savait aussi que les informations étaient très précieuses en temps de guerre froide». Dans les colonnes de The Observer, l’historien n’y va pas de main morte, qualifiant Ben Barka d’«opportuniste qui jouait un jeu très dangereux».
Selon ces archives, les liens entre le dissident marocain et le StB ont commencé en 1960. Arrivé à Paris pour fuir le régime autoritaire de Hassan II, Ben Barka rencontre alors un espion tchèque. Le Maroc, ancien protectorat français, regarde à l’époque vers Moscou et intéresse les autorités des pays du bloc de l’Est. D’autant que Ben Barka est le fondateur du Parti socialiste de son pays, qu’il a des liens avec, entre autres, Nelson Mandela, Malcom X et Che Guevara. Selon les services tchèques, Mehdi Ben Barka représente donc une source d’information «extrêmement précieuse». Un nom de code lui est donné : «Cheikh».
Le leader de la lutte pour l’indépendance marocaine fournit alors des rapports sur son pays d’origine, en échange de versements en liquide. Le premier, 1 000 francs français en septembre 1961, venait récompenser des informations sur les services secrets français présentées comme classées défense par Ben Barka alors qu’elles étaient dans le domaine public. Malgré tout, la collaboration continue et Ben Barka est envoyé tous frais payés en Afrique de l’Ouest, notamment pour rassembler des renseignements sur les activités américaines en Guinée Equatoriale. Le leader anti-impérialiste multiplie les missions à l’étranger : il visite l’Irak, l’Algérie où il rencontre Ahmed Ben Bella, ou encore l’Egypte, dirigée alors par Nasser… Il fournit à Prague des informations sur le contexte politique dans ces pays, alors que plusieurs d’entre eux accèdent à l’indépendance. En récompense de ses services, l’homme et ses quatre enfants auraient été, entre autres, invités en vacances dans une station thermale en Tchécoslovaquie, selon les recherches de Koura.
Proche de Pékin ?
Très vite, les Tchécoslovaques soupçonnent l’intellectuel d’entretenir des liens avec d’autres pays. Un agent double, Ben Barka ? En février 1962, une rencontre entre «Cheikh» et un syndicaliste américain, dans un bar parisien, alimente les soupçons. Le militant indépendantiste aurait alors reçu des dollars américains. De quoi laisser entendre qu’il travaillerait parallèlement pour la CIA… «Le StB a reçu d’autres rapports alléguant que Ben Barka était en contact avec les Etats-Unis, bien que l’homme politique marocain ait toujours nié lorsqu’il a été confronté à ces informations», a déclaré Jan Koura à l’Observer. Les archives montrent également que le dissident politique aurait reçu 10 000 dollars de la part de Pékin, la Chine faisant alors pression pour que le militant ne dispose plus d’une protection des services tchécoslovaques.
Mehdi Ben Barka n’a jamais confirmé qu’il collaborait avec des services secrets étrangers. Sa famille a également toujours réfuté de tels liens. Fervent défenseur du tiers-mondisme, un mouvement qui cultiva l’indépendance des pays non alignés sur les deux blocs, américain et soviétique, Ben Barka n’aurait pu, selon ses descendants, se livrer à de telles activités. Sollicité par l’Express en 2007, Bachir Ben Barka, l’un des fils du disparu, s’était insurgé contre ce qu’il qualifiait d’«atteinte à la mémoire» de son père. Selon Jan Koura, ces liens ne font désormais pourtant «aucun doute».