Il aura fallu plusieurs tentatives. Sur le parvis de Sciences-Po, dans le cossu VIIe arrondissement de Paris, quelques étudiants tentent de lancer des brioches et des clémentines à leurs camarades postés à la fenêtre du premier étage. Les denrées s’écrasent d’abord toutes sur le bitume mais finissent, tant bien que mal, à atterrir dans les mains de leurs destinataires. Une centaine de jeunes ont passé la nuit à l’intérieur de l’établissement et ont bloqué son accès à leurs camarades comme à leurs professeurs, jusqu’à la fin de la matinée, ce jeudi 7 septembre. Déclenchée la veille au soir, lors d’une première assemblée générale à laquelle environ 300 personnes ont assisté, selon une représentante de l’Union étudiante, leur action a un seul objectif : pousser vers la sortie Mathias Vicherat, directeur de Sciences-Po, accusé de violences conjugales.
Ce jeudi soir, Laurence Bertrand Dorléac, la présidente de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), à qui revient la gestion administrative et financière de Sciences-Po, a envoyé un mail aux étudiants, enseignants et autres anciens de l’école. Sans jamais mentionner les accusations qui visent Mathias Vicherat, elle concède des « inquiétudes légitimes » auxquelles « l’institution doit répondre ». Et annonce une série de réunions clés dans lesquelles pourrait se jouer l’avenir du directeur de Sciences-Po. « Le conseil de l’Institut et le conseil scientifique se réuniront mardi prochain [le 12 décembre, ndlr] ; un conseil d’administration de la FNSP se tiendra mercredi [le 13 décembre, ndlr] et un CSE le lendemain [le 14 décembre, ndlr] », écrit Laurence Bertrand Dorléac, qui assure que « chacun de ses membres qui souhaitera s’exprimer, faire part de ses positions ou oppositions, pourra le faire ».
En attendant, l’école de la rue Saint-Guillaume a vécu un début de journée tumultueux. Après «un temps de négociation» organisée entre deux représentantes de syndicat, une responsable de l’association féministe de l’école et l’administration, les protestataires qui occupaient les locaux ont accepté de lever l’occupation à la mi-journée, en échange «d’un espace de visibilité, à savoir un amphithéâtre pour nous mobiliser, et une liste de diffusion pour toucher tou.te.s les étudiant.e.s», explique à Libération Yaëll, représentante du syndicat Solidaire Etudiants. Ces actions sont «un énième cri d’alerte traduisant l’indignation des étudiant.es face au maintien du climat d’impunité, pouvait-on lire dans un communiqué La réponse de l’administration ne peut être que la suspension des fonctions de Mathias Vicherat, ainsi que sa démission».
Mathias Vicherat, 45 ans, et sa compagne, Anissa Bonnefont, s’accusent réciproquement de violences conjugales. Ils ont tous deux été placés en garde à vue dimanche soir avant d’être remis en liberté lundi. Le parquet de Paris a, depuis, ordonné une enquête préliminaire. L’énarque, camarade de promotion d’Emmanuel Macron, qui a enchaîné les postes prestigieux dans le privé comme le public, avait pris la direction de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris fin 2021, dans le sillage fétide de l’affaire Olivier Duhamel. Son prédécesseur, Frédéric Mion, venait d’être contraint à la démission pour avoir dissimulé les soupçons d’inceste visant le politologue.
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«Malgré les grands discours prononcés à son arrivée contre les violences sexistes et sexuelles, on a l’impression que rien n’a changé», soupire une étudiante en master, venue participer à la manifestation de soutien aux occupants de l’école. Elle dit sa lassitude et sa colère face à la défense de son directeur, qui a envoyé un mail à l’ensemble des élèves à l’issue de sa garde à vue, en invoquant le droit à la «vie privée». «C’est une défense qu’on a déjà beaucoup trop entendue. Mais les violences sexistes et sexuelles (VSS), c’est politique, ça nous concerne nous, reprend-elle. C’est pour ça qu’il faut qu’on se mobilise, pour montrer qu’on s’y oppose tous, collectivement.»
«Je me suis sentie trahie»
Paul, 23 ans, rappelle que Mathias Vicherat «s’est fait élire sur sa politique de lutte contre les VSS». Comme d’autres étudiants, Paul estime que le directeur doit être «cohérent» avec ses engagements. A ses côtés, Victoire, 21 ans, espère elle que le directeur de l’IEP ne se limitera pas à ce mail, qu’un temps de discussions sera mis en place avec les étudiants. «Il faut qu’ils comprennent qu’on veut plus de transparence, de dialogue. Beaucoup de choses ont été mises en place pour sécuriser les élèves sur le plan des VSS. Mais les problèmes subsistent au sein de l’administration et de ceux qui représentent notre institution. Or l’institution forme les élèves. Si elle n’est pas claire, les élèves ne le seront pas non plus.»
La semaine du 4 décembre n’est pas la plus propice à la lutte : les cours sont terminés, ne subsistent que quelques séances de rattrapage. Seule une cinquantaine d’étudiants étaient rassemblés jeudi devant le 27 rue Saint-Guillaume, tapissé d’affiches orange exhortant le directeur à la démission. «Vicherat, casse-toi !» scandent les étudiants derrière les fenêtres ouvertes du premier étage. Pendant que ceux, restés à l’extérieur, répondent en chœur : «Sciences-Po n’est pas à toi !» Ewa, 25 ans, emmitouflée dans une épaisse doudoune fleurie, n’a pas hésité à faire le déplacement. «Quand les accusations ont été rendues publiques, je me suis sentie trahie. Mathias Vicherat représente notre institution, il a un devoir d’exemplarité, insiste-t-elle. Trahie, mais pas surprise, tellement ils sont nombreux, dans les sphères de pouvoir à faire l’objet du même type d’accusation.»
Yaëll, représentante du syndicat Solidaire Etudiants, restée à l’intérieur des murs de Sciences-Po pendant l’occupation, estime qu’il est «inadmissible qu’un directeur qui s’est engagé à faire des violences sexistes et sexuelles sa priorité soit placé en garde à vue pour violences conjugales». Certes, il n’y a pas de plainte ni de mise en examen, mais peu importe : «la justice et la représentation de notre institution sont deux choses différentes. Il y va de l’intégrité de l’école et de la responsabilité de l’administration d’envoyer un message fort pour la lutte contre les violences sexistes et sexuelles.» En parallèle du blocage, un rendez-vous est désormais organisé avec deux représentantes syndicales, une responsable de l’association féministe de l’école et l’administration. L’AG – composée d’étudiants mobilisés et de représentants syndicaux – appelle à une nouvelle réunion lundi, à 19 heures pour discuter des suites de la mobilisation.
Mis à jour : à 21h45 avec le mail de la présidente de la FNSP, Laurence Bertrand Dorléac.