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Chlordécone aux Antilles : la justice prononce un non-lieu, des parties civiles font appel

Dans une ordonnance signée lundi, les deux magistrates instructrices constatent une «impossibilité à caractériser les faits». Les parties civiles sont invitées à saisir d’autres instances.
Le site d'usine de traitement d'eau potable de Belle-Eau Cadeau, en Guadeloupe, le 22 février 2021. (Cédrick Isham Calvados/Libération)
publié le 5 janvier 2023 à 20h43
(mis à jour le 6 janvier 2023 à 10h45)

Un non-lieu entouré de précautions pour un «scandale sanitaire» ultrasensible. Deux juges d’instructions parisiennes ont mis lundi un point final, sans poursuites, à l’enquête sur l’empoisonnement massif des Antilles au chlordécone, un pesticide autorisé dans les bananeraies jusqu’en 1993. Cette décision à haute valeur symbolique était redoutée par des élus et habitants de Martinique et de Guadeloupe, qui ont régulièrement dénoncé un risque de «déni de justice».

Dans une ordonnance signée lundi et longue de plus de 300 pages, deux magistrates instructrices du pôle santé publique et environnement du tribunal judiciaire de Paris ont mis un terme à cette information judiciaire ouverte en 2008. De manière rarissime, les deux juges concluent leur ordonnance par cinq pages d’explications sur les raisons de leur non-lieu concernant ce qu’elles qualifient de «scandale sanitaire», une «atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants» de Martinique et de Guadeloupe.

Vendredi, l’avocat historique des victimes du chlordécone et maire écologiste de Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), Me Harry Durimel, a indiqué à France Info son intention de faire appel : «Si la Cour d’appel ne nous donne pas raison, nous ferons un pourvoi en cassation. Nous sommes déterminés à aller jusqu’à la Cour de cassation et à la Cour européenne de justice pour que justice nous soit rendue.» «Un Etat de droit ne peut pas dire qu’il y a un non-lieu face à une injustice d’une telle gravité», a aussi dénoncé l’avocat, «sidéré» car «c’est par la presse» que les associations guadeloupéennes et martiniquaises ont, d’après lui, appris le non-lieu. Serge Letchimy, président du conseil exécutif de la Collectivité territoriale de Martinique et partie civile, a pour sa part annoncé dans un communiqué organiser une réunion vendredi à 11 heures (16 heures à Paris) avec les différentes instances politiques de l’île.

Les victimes invitées à saisir d’autres instances

Pour les juges, leur décision se justifie d’abord par la difficulté de «rapporter la preuve pénale des faits dénoncés», «commis 10, 15 ou 30 ans avant le dépôt de plaintes», la première datant de 2006. Les magistrates soulignent également «l’état des connaissances techniques ou scientifiques» au début des années 1990 : «le faisceau d’arguments scientifiques ne permettait pas» d’établir «le lien de causalité certain exigé par le droit pénal» entre la substance en cause et l’impact sur la santé. «Il n’est pas possible de faire valoir des avancées scientifiques» concernant la connaissance de l’impact sanitaire du chlordécone, «postérieures aux faits» objets de l’information judiciaire, estiment les juges.

Pour les magistrates, «la cause [des plaignants] a été entendue» et, bien qu’elles aient le souci d’obtenir une «vérité judiciaire», elles constatent une impossibilité à «caractériser une infraction pénale». A mots couverts, les juges taclent aussi la plupart des parties civiles, «longtemps silencieuses» dans cette enquête : «L’intérêt pour l’instruction ne s’est réveillé qu’après les deux réunions organisées à notre initiative, en janvier 2021», souligne l’ordonnance.

Les deux juges invitent assez ouvertement les victimes du chlordécone à profiter de «la causalité aujourd’hui établie» entre le pesticide et les dommages subis par la population pour saisir «d’autres instances pour obtenir une indemnisation d’un préjudice corporel», ce qui pourrait passer par la justice civile.

Le gouvernement dit ce vendredi matin «prendre acte» de la décision de justice sur ce «scandale environnemental». Dans un communiqué, le gouvernement assure que «des avancées concrètes ont été réalisées» ces dernières années, notamment via un plan de 92 millions d’euros visant à «protéger la santé de la population» et «tendre vers le zéro chlordécone». Les analyses de chlordécone dans le sang sont par ailleurs désormais gratuites, au même titre que celles des sols pour les agriculteurs.

Pollution importante et durable

Utilisé dans les bananeraies pour lutter contre le charançon, le chlordécone a été autorisé en Martinique et en Guadeloupe jusqu’en 1993, sous dérogation, quand le reste du territoire français en avait interdit l’usage. Il n’a été banni des Antilles que quinze ans après les alertes de l’Organisation mondiale de la santé et a provoqué une pollution importante et durable des deux îles.

Selon un rapport publié le 6 décembre par l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), près de 90 % des populations de Martinique et de Guadeloupe sont contaminées au chlordécone. Les Antilles détiennent le triste record mondial de cancer de la prostate. Depuis le 22 décembre 2021, il est reconnu comme maladie professionnelle, ouvrant la voie à une indemnisation pour les ouvriers agricoles.

En 2006, plusieurs associations martiniquaises et guadeloupéennes avaient déposé plainte pour empoisonnement, mise en danger de la vie d’autrui et administration de substance nuisible. Une information judiciaire avait été ouverte en 2008. Le 25 novembre, le parquet de Paris avait requis un non-lieu, estimant que les faits étaient prescrits ou non caractérisés, empêchant toute poursuite. Manifestations et rassemblements s’étaient alors multipliés aux Antilles.

Mise à jour vendredi à 10 h 45 : des parties civiles annoncent faire appel.