Seul un pont relie le quartier de la Condamine au reste de la ville. A Drap (Alpes-Maritimes), il faut enjamber le Paillon, cette rivière qui donne son nom à toute une vallée, pour accéder aux immeubles ocre et imbriqués. A seulement cinq kilomètres au nord de Nice, ce quartier prioritaire est posé au pied d’une colline. «Une entrée, une sortie. Et ensuite, c’est un rond, décrit Marie (1) devant la boulangerie. On est tous dedans.» A l’intérieur, 1 500 habitants se regardent. «Tout est en face ici, poursuit Samia (1). Je vois Owen [Cenazandotti] par ma fenêtre. Il n’est pas bien. Il a les yeux rouges, il se fait tout petit, il est au téléphone toute la journée.»
Owen Cenazandotti sort d’une audition menée par la police judiciaire de Nice. Avec son meilleur ami Safine Hamadi, il est l’auteur de centaines d’heures de vidéos sur la plateforme Kick pour autant de temps de brimades. Le duo avait pris pour souffre-douleur Raphaël Graven. Lundi 18 août, ce dernier est mort dans son sommeil, sous leurs yeux et devant la caméra. Une enquête en recherche des causes de la mort est ouverte. A la Condamine, certaines violences ne s’observent pas à travers la fenêtre.
Petite célébrité
Sur Internet comme à la Condamine, Owen Cenazandotti et Raphaël Graven sont appelés respectivement Naruto et Jean Pormanove – ou JP. Leur petite célébrité a pris le dessus sur leur identité. Nadia est fière de montrer une photo de son fils, fan de Fortnite, avec les streameurs. Marie raconte qu’ils «faisaient de la pub pour l’épicerie», «donnent à manger à tous les petits», «essaient de faire travailler les gens». Les habitants rencontrés disent regarder les petites stars locales parfois dans leurs streams sur les jeux vidéo, un peu sur Snapchat. Si personne n’assume visionner les lives, tout le monde connaît : «Ils balancent des trucs, ils frappent, ils étranglent», raconte une habitante. Le parquet de Nice a ouvert une enquête dès le 16 décembre 2024.
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Interpellation, garde à vue et perquisition avaient déjà été menées pour éclaircir ces vidéos, révélées par Mediapart, «dans le cadre desquelles des personnes susceptibles d’être vulnérables faisaient l’objet de violences et d’humiliations parfois encouragées par des versements d’argent des spectateurs», rappelait le procureur de Nice dans un communiqué datant de mercredi, et qui retraçait l’investigation menée depuis janvier. Jean Pormanove et un autre influenceur surnommé Coudoux «contestaient fermement être victimes de violences indiquant que les faits s’inscrivaient dans des mises en scène visant à faire le buzz pour gagner de l’argent». Ils indiquaient «n’avoir jamais été blessés, être totalement libres de leurs mouvements et de leurs décisions».
«JP était à toutes les fêtes de famille»
Jean Pormanove était-il sous emprise psychologique ? «Il faisait ses balades tout seul, avait observé Marie. Il pouvait partir comme il voulait.» Samia : «Quand ils font des vidéos, c’est rajouté. C’est faux, c’est de la fiction. C’est le truc sur les réseaux sociaux. Tout est amplifié. Qu’il soit mort sur les réseaux, c’est choquant. Mais dans les vidéos comme ça, dans les télé-réalités, ils en rajoutent. C’est pour choquer. C’est pour le taf.»
Naruto est un enfant du quartier. Il a suivi sa scolarité dans l’établissement en face de la boulangerie. Il joue au padel et passe au tournoi de pétanque. Il vit à côté de chez ses trois frères et sa sœur, son oncle, sa mère et son père – élu à la ville. Jean Pormanove a grandi loin de Drap. Lui est originaire de Moselle, où il a mené une carrière de militaire. Les deux streameurs se rencontrent il y a six ans grâce à leur passion commune pour les jeux vidéo. A son tour, «JP» passe le pont et entre dans la ronde : il emménage à la Condamine. «C’est la famille, raconte la sœur de Naruto, au pied du bâtiment. Il était à toutes les fêtes de famille.»
Elle sort son téléphone et fait défiler les vidéos de son anniversaire, les photos d’un baptême à la montagne, les souvenirs chez le glacier. Jean Pormanove figure sur tous les clichés. «A quel moment il était séquestré ? On n’a jamais eu de problème avec JP, défend-elle. Il mangeait chez ma grand-mère, elle lui lavait le linge. Owen perd son frère et tout le monde lui tombe dessus.» Les investigations se poursuivent. D’après une autopsie réalisée jeudi 21 août au matin sur le corps de Jean Pormanove, le décès n’est «pas en lien avec l’intervention d’un tiers». Une mort d’origine «médicale ou toxicologique» est l’hypothèse privilégiée. Les experts ont en revanche relevé la présence de «quelques ecchymoses et lésions cicatrisées» au niveau des jambes du streameur.
«Si on est spectateur, on est complice ?»
Les lives n’étaient pas tournés dans le quartier. Il faut passer le pont et prendre la route vers le nord pour trouver le Lokal, dans la ville voisine de Contes. Ce studio a été scellé et des bouquets ont été déposés. Il y a un écart entre la vie au quartier et la vie au Lokal. C’est en s’éloignant de la Condamine, où tout le monde fait bloc, qu’on peut entendre des avis plus mesurés. «C’est facile de s’en prendre à une personne plus faible physiquement et mentalement, estime une habitante qui les côtoyait régulièrement. JP était en décalage, un peu lent.» Une autre : «Comment peut-on en arriver là ? Je ne comprends pas cette méchanceté gratuite. Derrière un écran, c’est tellement facile.» Du matériel et des vidéos ont été saisis «afin notamment de préciser les faits intervenus en amont du décès et susceptibles d’avoir pu contribuer à celui-ci», indique le procureur de la République.
Retour à la Condamine. «Si on est spectateur, on est complice ?, s’interroge une dame. On peut difficilement ignorer ce qu’il se passait. Qu’est-ce qu’on fait avec des jeunes qui ont eu accès à ces images violentes ? A quel moment tout le monde a accepté ?» Sur de jolies affiches est annoncé un spectacle de commedia dell’arte ce dimanche 24 août à Drap, avec un costume et un masque rouges : «Ça, c’est du vrai théâtre», distingue la même dame. Pour y assister, il faudra rester dans le rond et de ce côté-là du pont.