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Libération
Reportage

Des anciens enfants placés s’unissent dans un «comité de vigilance» : «On veut que nos paroles soient suivies de conséquences politiques»

Une cinquantaine d’anciens enfants placés espèrent peser sur la commission d’enquête parlementaire qui sera lancée début avril sur les dysfonctionnements de la protection de l’enfance en France. «Libé» a assisté à leur première réunion, mardi 19 mars.
Le militant des droits de l'enfant et coprésident de l'association les Oubliés de la République Lyes Louffok à Paris, le mardi 19 mars. (Denis Allard/Libération)
publié le 20 mars 2024 à 18h20

Quelques cheveux gris, des joues pleines d’adolescents à peine majeurs, des jeunes en veste de tailleur, d’autres arborant des dreadlocks, et même un enfant, dont on vient tout juste de fêter les un an. Tous, ou presque, ont au cours de leur vie fait les frais de la protection de l’enfance. Système «défaillant», «maltraitant», qui a «très concrètement du sang sur les mains», déverse au fil de la conversation la déléguée générale des Oubliés de la République, Ayda Hadizadeh, paumes levées, visage froissé. Elle a organisé cette réunion complètement au débotté, mardi 19 mars, dans les bureaux parisiens cossus d’un cabinet d’avocats, avec Lyes Louffok, infatigable et médiatique militant des droits de l’enfant, coprésident de la même association, lui-même passé par la «machine à broyer» de ce qu’on appelait alors la Ddass.

Une semaine plus tôt, les députés socialistes ont annoncé user de leur droit de tirage annuel pour lancer une commission d’enquête parlementaire dédiée aux «dysfonctionnements» de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Le suicide de Lily, 15 ans, dans l’hôtel du Puy-de-Dôme où elle avait été placée, alors même que la loi Taquet, votée en 2022, prévoyait l’interdiction de ces placements hôteliers, venait de mettre une nouvelle fois en lumière les failles d’un système à bout de souffle. Environ 300 000 enfants sont à ce jour pris en charge par l’ASE, mais «tous les clignotants sont au rouge, estiment les élus socialistes, pointant du doigt le maintien de structures «inadaptées à l’accueil de jeunes aux parcours traumatiques». Ainsi, début avril (la date n’est pas encore fixée), pendant six mois, environ 30 parlementaires, issus de tous les groupes politiques, interrogeront des dizaines et des dizaines de témoins, élus, professionnels de l’ASE, victimes, responsables associatifs, pour tenter de mettre en exergue «les bons et mauvais fonctionnements» de la protection de l’enfance et surtout «tenter d’apporter des solutions».

«Cette commission peut faire changer les lignes»

Mais comment s’assurer que les premiers concernés – enfants et anciens enfants placés – occuperont la place centrale qui leur revient au sein de cette commission d’enquête ? Comment faire en sorte que leurs témoignages ne soient pas considérés comme de simples récits de vie mais comme l’expression de leur expertise sur ce sujet ? Ayda Hadizadeh et Lyes Louffok ont remonté leurs manches et lancé en quelques jours les prémices d’un «comité de vigilance», composé d’une cinquantaine de personnes, de tous âges, de tous horizons, «survivants» du système de protection de l’enfance.

«On veut être le troisième acteur de cette commission d’enquête, s’incruster dans le tête-à-tête organisé entre les parlementaires et les témoins qu’ils choisiront, expliquent-ils. On répète depuis des années que le problème n’est pas conjoncturel, mais structurel et qu’il ne s’agit pas seulement d’obtenir des moyens supplémentaires. Et on sait, on sait qu’une autre politique de protection de l’enfance est possible. Cette commission peut faire changer les lignes. Alors on sera là. C’est une promesse que nous faisons à toutes les victimes.»

«Une petite voix qui crie depuis des années sans être entendue»

Dans le grand appartement aux murs blancs qui accueille leur réunion de lancement, il a fallu ouvrir les portes vitrées en grand pour que tout le monde puisse entrer et écouter les prises de parole successives. Le sujet est grave, les destins de chacun souvent émaillés de tragédies, mais la lutte s’annonce joyeuse. «On se lance dans un marathon, ça ne va pas être simple, mais c’est un vrai kiff d’être ici», lâche en préambule Anne-Solène, avant de se lancer dans un court rappel des bonnes pratiques du militantisme. Certains sont déjà membres actifs de Repairs, communauté d’entraide rassemblant des personnes placées pendant leur enfance, d’autres sont plus novices, découvrent tout des milieux associatifs et politiques.

Les uns après les autres, ils se présentent en quelques mots, égrènent leurs idées et revendications. Il faudrait «organiser une grande manifestation», réfléchir «à une liste de témoins que la commission doit absolument interroger», «transmettre aux parlementaires des questions précises», les pousser «à aller sur le terrain, à mouiller la chemise», «obtenir des excuses publiques et des mesures de réparation».

«On doit devenir une grande cause nationale, au même titre que l’écologie et les violences faites aux femmes. Tous les élus devraient avoir un avis et des idées sur la protection de l’enfance», martèle un autre camarade. Aucun n’aborde son passé, ce n’est pas le lieu, pas le moment. Ils savent que leurs histoires, à chaque fois qu’elles sont racontées, «attirent l’empathie» de ceux qui les écoutent. «Mais l’empathie, c’est un sentiment humain et très passager, alerte Rania, 27 ans. L’attirer ne nous intéresse pas. Ce qu’on veut, c’est que nos paroles soient suivies de conséquences politiques.» L’enjeu est immense, «on est des inconnus du grand public, une petite voix qui crie depuis des années sans être entendue», regrette Achraf, qui espère que le comité de vigilance «parviendra à atteindre l’opinion publique».