La une mentionne par erreur le mois de décembre, mais c’est bien celle du 13 janvier 1975. S’y étale un mot encore très loin d’être passé dans le langage courant mais pourtant en gros caractères : «Les “sans-papiers”, la face cachée de l’immigration». Avec ce gros titre, Libé dénonce l’expulsion, à Montpellier, l’avant-veille, de 150 immigrés en grève de la faim, l’accompagnant d’une photo de l’opération menée par les CRS. Et de cet engagement : «La lutte pour la carte de séjour et de travail continue.» Depuis ses tout débuts, le journal se bat contre les expulsions, prolongement de son combat contre le racisme et la xénophobie. A partir de 1976, Libération ne retient plus ses coups contre Valéry Giscard d’Estaing et son gouvernement, constatant que les décisions à l’œuvre manquent d’humanité et regrettant que les dirigeants abordent trop souvent ce sujet par un biais «électoraliste». «3595 étrangers expulsés en un mois», s’énerve ainsi Libération en une le 28 octobre 1976 : «C’est beau la statistique. C’est aussi terrifiant. […] C’est grand, c’est généreux la France.» «Mohamed, reprends ta valise», ironise encore le quotidien à la une un an plus tard, le 27 octobre 1977 : «Entre 1975 et 1976, les expulsions ont augmenté de plus de 50 %, les droits de la défense sont systématiquement ignorés, l’immigration familiale maintenue du bout des lèvres», listait la rédaction, frappée par la politique de Lionel Stoléru, secrétaire d’Etat chargé des Travailleurs manuels et immigrés de l’époque, dont le souhait était de ramener le niveau de l’immigration à ce qu’il était au début des années 60.
L’année 1981 signe le début d’un espoir. Portées par l’élection de François Mitterrand et l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération de socialistes, les associations se mettent à penser qu’une régularisation massive des étrangers pourrait avoir lieu. Dans les colonnes de Libération, refondé quelques semaines plutôt, les journalistes s’en font l’écho. «Mohamed, ne prends plus ta valise», titrait-on le 28 mai 1981, en résonance avec la une de 1977. «Le ministre de l’Intérieur a suspendu de manière provisoire toute mesure d’expulsion pour les immigrés», se félicitait la rédaction tout en rêvant sur la possibilité de voir «un ministre immigré» nommé au gouvernement. L’optimisme est de courte durée : en juillet 1982, les expulsions reprennent – «expulsions des étrangers, c’est reparti…» écrit-on.
Les années 80 sont davantage celles de la lutte antiraciste, à laquelle participe Libération dans le sillage de la Marche des Beurs et de SOS Racisme. Mais si ce combat-là avance, celui des sans-papiers reste à l’arrêt. Libération le regrette : depuis l’élection de François Mitterrand, le débat sur l’immigration est «introuvable» constate le journal.
La une du 23 août 1996 fera date : une photo pleine page de CRS casqués pénétrant à coups de hache dans l’église Saint-Bernard, à Paris, où s’étaient réfugiés quelque 300 sans-papiers. Devant les associations impuissantes, ils sont embarqués en direction du centre de rétention de Vincennes où des retours forcés vers le Mali ou le Sénégal seront organisés. Sur la première page la citation de Jean-Louis Debré, ministre de l’Intérieur de l’époque, est ironiquement et tristement mise en exergue : «Avec humanité et cœur», peut-on lire au-dessus des casques et des boucliers des forces de l’ordre agglutinées.
Dans les années 2000, c’est par la question du travail que l’on retrouve les récits d’étrangers, toujours condamnés à une expulsion certaine mais, en sus, exploités pour exercer dans le bâtiment, la logistique ou la restauration. «Même au bled, on connaît la CGT», écrit-on par exemple le 8 octobre 2019 en exergue d’un reportage sur une grève de travailleurs d’Afrique subsaharienne. On narre aussi les destins des «déboutés de l’asile», des «dublinés». Le 25 novembre 2020, on retrouve de nouveau en une la photo d’un CRS, le pied à quelques centimètres de la mâchoire d’un sans-papiers. Trente ans après l’évacuation de l’église Saint-Bernard, c’est l’expulsion d’un camp installé de la place de la République, à Paris, qui a donné lieu à de violents affrontements. «Casse de la République», titre-t-on alors. Une façon de rappeler aussi que depuis les années 70, l’histoire se répète sans cesse.