«Je suis Nathalie Bardel, mon fils Hugo, apprenti bûcheron, 22 ans, est décédé le 8 novembre 2018 d’un accident du travail», «Je suis Johana, femme d’Alexandre Bento, décédé le 3 avril 2020 d’un accident du travail», «Je représente la famille de Damien Guillon, mon petit frère, parti à 36 ans». Derrière ces messages en flots, lapidaires, de nombreuses familles du collectif Stop à la mort au travail. Elles souhaitent toutes témoigner. «Briser le silence», comme le dit Claudine Duchêne, «l’omerta totale».
Le collectif s’est monté depuis peu et organise une marche blanche samedi, à Paris. Claudine Duchêne s’y rendra avec ses deux enfants et ses deux frères. Elle a fait imprimer le portrait de son mari sur des tee-shirts. Au dos, il y a un nom, Pierrick Duchêne. Un âge, 51 ans. La date de son décès, le 2 janvier 2022, et la cause, «mort au travail». «J’ai envie que ce soit visible», dit-elle. Plus d’un an après l’accident, Claudine Duchêne ne connaît toujours pas le déroulé des événements, les faits précis. Pourquoi son mari, qui travaillait dans une fabrique de parpaings pour le groupe Saint-Gobain en Loire-Atlantique, a été retrouvé écrasé sous la pince d’une rectifieuse lors d’une opération de maintenance, seul ? Pourquoi l’enquête de l’inspection du travail, et donc la justice, tarde ?
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«Comment peut-on partir le matin au travail et ne pas revenir ? Qu’est-ce que je dis à mes enfants ? Pourquoi leur père est mort ?» Ces questions brisent le temps du deuil et hantent les nuits. Claudine Duchêne, comme tant d’autres, ne comprend pas pourquoi la mort au travail est reléguée dans la rubrique fait divers des journaux, «comme un accident de voiture», un phénomène de société rendu banal par le silence politique et médiatique. Quand elle s’est tournée pour chercher de l’aide, elle n’a rien trouvé sauf la page Facebook de Matthieu Lépine (1), un professeur d’histoire-géographie de Seine-Saint-Denis, qui mène un travail précieux sur la question de recensement – le rapport annuel de l’assurance maladie de 2019 fait état de 733 victimes. C’est par l’entremise de Matthieu Lépine qu’est né le collectif, quand il a mis en relation deux familles éprouvées par la perte d’un proche, Caroline Dilly et Fabienne et Laurent Bérard.
Caroline Dilly a perdu son fils Benjamin, couvreur à Chinon (Indre-et-Loire), l’année dernière. Il a chuté à 10 ou 15 mètres du sol, depuis une nacelle. Il avait 23 ans. Sa compagne est veuve à 20 ans. «Alors l’enfer commence, dit Caroline. On se bagarre avec la douleur, l’administratif, les pompes funèbres. Aller à la gendarmerie, chercher un avocat, porter plainte.» Et attendre. «Les obsèques passent, il ne se passe rien. L’inspection du travail ne peut pas nous répondre, les gendarmes ne peuvent pas non plus, personne ne peut.» S’installe la mécanique du silence. Des familles, soulève Caroline, n’osent appeler la gendarmerie pendant des mois, même des années. Elles restent «invisibles». Avec Fabienne Bérard, elles se racontent leur histoire, décèlent les mêmes obstacles, se découvrent «des points communs» : le fils de Caroline est mort le jour de l’anniversaire de celui de Fabienne. Caroline utilise même les mots de Fabienne : «Comme elle dirait, on a allumé le briquet, tout s’est embrasé.» Le collectif, de deux familles, passe à plus d’une dizaine en quelques semaines.
«On ne veut pas verser une larme»
La majorité des victimes sont des hommes, qui œuvraient dans le bâtiment ou le monde agricole. Alors sur le groupe Whatsapp du collectif, la plupart des messages sont postés par des femmes. «Toutes des battantes, appuie Caroline Dilly. On ne veut pas verser une larme, on ne veut pas pleurer, on veut que les choses changent.»
Après le rassemblement samedi, organisé près des Invalides, dans le VIIe arrondissement de Paris, quelques-unes se rendront au ministère du Travail, où elles ont obtenu un rendez-vous avec le cabinet du ministre, Olivier Dussopt. Ce n’est pas la première fois : Fabienne Bérard s’y est rendue début février. Elle a posé sur le bureau les dossiers des 14 familles qui constituaient alors le collectif, avec les visages des 14 fils, frères, compagnons morts. Aurélie Guillon aussi ira au ministère. Elle est professeur des écoles mais se débrouille sur les questions juridiques après des études dans le domaine. Son petit frère Damien, ouvrier pisciniste, est mort à 36 ans, après dix-huit jours dans le coma, fin 2021, à La Flotte-en-Ré (Charente-Maritime). En grattant un câble, il s’est électrocuté. Il laisse «une famille soudée», où plus personne ne sait trouver sa place, relate sa grande sœur. Qui plonge, elle, comme toutes, dans l’émotion, le juridique, le financier. Sans «prise en charge structurée».
Avec le collectif, la solitude s’efface un peu. «Tous, on est dans le même état d’esprit. On se soutient. Après un drame, les personnes sont bienveillantes, mais c’est comme si elles ne pouvaient pas comprendre», estime Aurélie Guillon. L’enquête sur la mort de son frère est en cours. Elle souhaiterait que les faits soient établis, les responsabilités éclairées. Elle s’étonne aussi que les peines soient si peu dissuasives pour les employeurs. Comme beaucoup au sein du collectif, Aurélie Guillon voudrait que leurs fautes soient considérées comme délibérées.
(1) Matthieu Lépine publie l’Hécatombe invisible - Enquête sur les morts au travail (éd. Seuil) le 10 mars.