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Mémoire

«Des souvenirs particuliers se forment à ce moment-là» : pourquoi se rappelle-t-on si bien du 11 Septembre ou du 13 Novembre

Les attentats du 11 Septembre 2001 aux Etats-Unisdossier
Le neuropsychologue Francis Eustache explique à «Libération» la formation de souvenirs individuels particuliers lors de grands événements traumatiques partagés.
Dans un appartement parisien, le 13 novembre 2015. (Edouard caupeil/Libération)
publié le 11 septembre 2021 à 17h54

Que faisiez-vous le 11 septembre 2001, lorsque les tours jumelles se sont effondrées à New York ? Où étiez-vous la nuit du 13 novembre 2015, lorsque Paris et Saint-Denis étaient visés par les attentats terroristes les plus meurtriers de son historie contemporaine ? Nous avons tous des souvenirs – plus ou moins nets – de ces évènements. Francis Eustache, chercheur en neuropsychologie et président du Conseil scientifique de l’Observatoire B2V des mémoires, a expliqué à Libération les ressorts de ces mécanismes psychologiques.

Comment expliquer la force de nos souvenirs lors de ces évènements traumatiques et fondateurs ?

Certains évènements nous surprennent. Par leur aspect très démonstratif, spectaculaire, mais aussi par leur violence. L’effondrement des tours jumelles le 11 septembre 2001 comme les attentats du 13 novembre 2015 à Paris nous ont terrassés. Nous étions comme statufiés. Lorsqu’on ressent une émotion aussi forte, on perçoit immédiatement les conséquences de ces tragédies pour soi mais aussi plus largement pour les sociétés dans lesquelles on vit. On sait qu’il y aura des conséquences concrètes sur notre monde. Des souvenirs particuliers se forment à ce moment-là. Ils sont différents de ceux qu’on pourrait avoir d’une tragédie individuelle comme le décès d’un proche. Ici, le souvenir est lié à la conséquence sociale de l’évènement. Dans notre jargon, on parle de «souvenirs flashs». Dans le cadre d’un programme de recherche sur le 13 Novembre dont je suis coresponsable avec l’historien Denis Peschanski, nous avons mené une enquête avec le Crédoc [Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, un organisme d’études et de recherche, ndlr]. Sept mois après les attentats, 97 % des Français ont eu un souvenir flash de cette soirée.

Que se passe-t-il dans nos têtes pour que ces instants-là y soient, souvent, si profondément gravés ?

Cela peut paraître curieux mais parfois, ces souvenirs sont très dérisoires. On peut se rappeler que le soir du 13 Novembre, on était en train d’éplucher des légumes dans sa cuisine au moment où l’on a appris que des attaques se déroulaient à Paris. On se dit que ça n’a pas de sens d’avoir mémorisé un tel détail ! Mais ce qui donne sa force à ce souvenir, c’est le contexte. Le fait qu’on soit très sûr de nous quant aux circonstances [marquées par un événement monstre, ndlr] agit comme un abus de pouvoir : on est certain du contexte donc on est sûr qu’on a mémorisé cela à ce moment-là. Pour autant, comme c’est le cas pour tous nos souvenirs, le souvenir flash va évoluer et se modifier au fil du temps. Il est aussi très ambigu, ambivalent : il est capable de nous faire croire que comme on connaît très bien le contexte, on se souvient de tous nos moments individuels autour, même les plus insignifiants.

Il faut malgré tout différencier le souvenir flash de personnes éloignées de l’évènement, même si elles sont concernées, du souvenir des personnes directement touchées, qui, elles, sont victimes. Leurs souvenirs sont alors de l’ordre du psychotraumatisme. Le fonctionnement de la mémoire n’est plus le même : on se souvient par bribes d’odeurs, de sons, d’images, qu’on ne relie plus au contexte.

Quel rôle jouent ces souvenirs flash dans la construction de la mémoire collective ?

La mémoire collective n’est pas la somme de toutes les mémoires individuelles. Pour autant, ces souvenirs flashs lui donnent une assise considérable. Tous ces individus échangent entre eux, parlent de leurs souvenirs, et cela renforce l’importance de l’évènement dans nos mémoires. Quand on a vu les tours s’effondrer, on ne soupçonnait pas encore vraiment tous les enjeux géopolitiques derrières. Ces connaissances-là nourrissent notre mémoire. Plus le temps avance, plus on apprend des nouveaux éléments sur le contexte de l’évènement. Plus on a d’images nouvelles avec les commémorations, les anniversaires… Ces évènements collectifs nourrissent aussi notre mémoire. Ce sont des mécanismes liés.