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Interview

Dix ans après la fausse fin du monde à Bugarach, «c’est plus facile de trouver un chaman qu’un rendez-vous avec un médecin»

Dernières heures avant la fin du monde ?dossier
Théâtre en 2012 d’un emballement mystico-journalistique au sujet d’une apocalypse maya, le village de 200 personnes niché dans une région déclassée continue d’attirer les amateurs d’ésotérisme. Deux journalistes sont revenus sur les lieux dix ans plus tard et en ont tiré un livre. Entretien.
Dans les environs de la montagne Bugarach, le 21 décembre 2012. (Patrick Aventurier /Getty Images. AFP)
publié le 21 décembre 2022 à 9h49

Le 21 décembre 2012, des centaines de personnes se rassemblaient au beau milieu de l’Aude (Occitanie), attirées par du vent. Ou plus précisément par des rumeurs : en grimpant le pic de Bugarach, on pouvait échapper à l’apocalypse supposément prédite ce jour-là par le calendrier maya. Des extraterrestres en sommeil depuis des millénaires au sein du «Bufo fret», le «souffle froid» en occitan, réseau souterrain au cœur de la roche, devaient emmener les élus présents pour échapper à la fin du monde. Sur ce mont de 1 230 m surplombant les Corbières, des amateurs d’ésotérisme, d’ufologie et de mythes en tout genre avaient beau avoir les yeux levés vers les étoiles, ils sont finalement restés les pieds ancrés sur Terre.

Deux journalistes, présents il y a dix ans à Bugarach, sont retournés enquêter sur place ces deux dernières années. Ils en ont tiré un livre, la Montagne inversée, qui paraîtra le 11 janvier aux éditions Marchialy. L’un d’eux, Romain Lescurieux, raconte à Libération les personnes qui continuent à arpenter la surface de Bugarach, et les secrets qui demeurent cachés sous la montagne.

Rassurez-nous : l’apocalypse n’a pas eu lieu le 21 décembre 2021 et nous ne sommes pas uniquement des illusions, comme vous l’a suggéré une bugarachoise au cours de votre enquête ?

Effectivement, la fin du monde n’a pas eu lieu. Nous pouvons en témoigner car nous étions ce jour-là au sommet de la montagne et il ne s’est absolument rien passé, ni dans le village ni sur le pic.

Pourquoi être revenus sur place des années plus tard ?

Nous avions un goût d’inachevé, avec encore beaucoup de questions sans réponses. Comment des histoires de fin du monde, d’ovnis et de calendrier maya s’étaient-elles télescopées dans ce petit village ? Comment avaient-elles pu réunir 300 journalistes, des gendarmes et une unité d’élite ? Nous sommes restés marqués par ce non-événement et ce qu’il disait de notre société : l’immédiateté, la notoriété éphémère, la fascination pour notre mort collective. Nous avons donc décidé de retourner sur place. Nous y sommes allés très régulièrement entre 2020 et 2022, avec quatre séjours de parfois plusieurs semaines.

Dix ans après, qu’est devenu Bugarach ?

Cela reste un village rural comme il y en a plein en France, isolé à une dizaine de kilomètres à la ronde, avec les mêmes problématiques économiques, très peu de commerces, pas de pharmacie, une seule classe maternelle régulièrement menacée de fermeture. Avec ce truc en plus qui est la montagne, presque un habitant du village. C’est une énorme fierté locale, un totem. Nous avons trouvé qu’il s’agissait aussi d’une malédiction car elle apporte énormément de lumière et beaucoup d’ombre.

Le village est surtout composé d’habitants nés sur place ou de néo-ruraux arrivés dans les années 70. Des personnes plutôt bourgeoises venues fonder des communautés un peu hippies, comme en Savoie ou dans le Larzac. C’était déjà une époque de voyages spirituels. Une nouvelle vague est d’ailleurs arrivée dans la foulée du Covid avec des gens qui, à nouveau ne voulaient plus d’une vie urbaine, préférant vivre avec des amis au plus près de la nature. Ils sont environ une dizaine, un chiffre conséquent à l’échelle du village, qui comptait 180 habitants en 2012 contre 236 aujourd’hui.

L’une des figures de Bugarach, c’est Sylvain Durif, l’autoproclamé «Christ cosmique» qui s’était fait connaître en 2012 pour des vidéos farfelues

Notamment, oui. Nous avons cherché à savoir qui il était avant de devenir un personnage d’Internet, et avons échangé avec lui sur WhatsApp. Il a emménagé dans le village après 2012. Sylvain Durif était décrit comme une personne comme il en existe beaucoup dans le coin, qui vivotait, se disait guérisseur. Les habitants nous décrivent quelqu’un avec qui il n’était pas évident de parler, des personnes ne se sentaient pas à l’aise en sa compagnie. Et puis sa présence ramenait beaucoup de curieux. Finalement, il a quitté Bugarach en 2017, expulsé par les gendarmes pour des loyers impayés. Il vit désormais au Sénégal.

L’ésotérisme persiste-t-il dans la zone ?

Il faut dissocier le village et la montagne. Le village attire surtout des gens intéressés par le coté nature et conscience écologique, le retour à la terre. Par contre, la montagne attire au niveau international énormément de gens portés par la mouvance New Age, la recherche de rêves et d’énergies. Il s’agit majoritairement d’un public féminin, avec environ 8 femmes pour 2 hommes. Au total, la mairie estime encore à 10 000 le nombre de passages par an sur la montagne, en comptant aussi les simples randonneurs.

Ces gens ne viennent pas par hasard à Bugarach, ils en ont entendu parler sur les réseaux sociaux, dans des livres, lors de retraites spirituelles ou de voyages. Il y a des circuits organisés – sans lien avec l’office de tourisme local – ainsi que des stages, dont les prix ont énormément augmenté : au début des années 2000, il fallait compter 350 euros pour trois jours, contre aujourd’hui jusqu’à 2 000 euros tout compris pour quatre ou cinq jours.

La limite entre l’ésotérisme et des pratiques plus dangereuses est parfois très fine…

C’est un gros sujet à Bugarach depuis de nombreuses années. Dès 2010, le maire du village, qui est toujours en poste, avait alerté car il craignait un suicide collectif, comme l’Ordre du temple solaire. La Miviludes [la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, ndlr] était déjà en alerte sur le secteur à l’époque, au sujet de mouvements de néo-chamanisme. Aujourd’hui encore, ils travaillent avec les associations locales et avec les services de renseignement, surveillant principalement les installations de communautés et la bonne scolarisation des enfants.

L’ésotérisme et l’ufologie peuvent être des portes d’entrées vers le complotisme. Nous l’avons ressenti chez certaines personnes. En 2012, ça nous faisait un peu sourire. Mais désormais, c’est complètement différent. Le maire le sent dans son village, il a parfois eu du mal à faire respecter les mesures sanitaires lors du Covid, comme le port du masque ou la vaccination. Le nom du complotiste Thierry Casasnovas revient régulièrement, il y aussi des poches où le discours de Qanon [mouvement complotiste né aux Etats-Unis] fait écho.

Est-ce que cette zone, relativement pauvre, est un terreau fertile pour ce genre de pratiques ?

La haute vallée de l’Aude appartient à l’un des départements les plus pauvres de France, désindustrialisé, avec un fort taux chômage, que les jeunes quittent. C’est vrai que les médecines alternatives attirent beaucoup de gens de la région, mais la réalité sociale est qu’il s’agit d’un énorme désert médical. C’est plus facile dans le secteur de trouver un chaman ou un guérisseur qu’un rendez-vous avec un médecin sur Doctolib. Quand le cabinet d’un généraliste ferme, il y a des gens pour proposer un remède. Et puis si certaines personnes choisissent l’accouchement à domicile, c’est aussi que les hôpitaux sont très éloignés. C’est un peu pareil pour l’information : les journalistes sont très loin de la zone, les gens s’informent plutôt sur Internet et diffusent certains discours complotistes sur lesquels personne ne revient pour leur dire que ce sont des fake news.

(1) Romain Lescurieux et Antonin Vabre, La Montagne inversée, éd. Marchialy, 350 pp., 22 euros.